Au-delà du Voile

Au-delà du Voile

Extrait gratuit : La mission – prologue, chapitre I et II

.

.

La Mission (Au-delà du Voile, Tome 1)
© Rose P. Katell (tous droits réservés)
Le code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l’auteur est illicite et constitue une contrefaçon, aux termes de l’article L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.


.

.

Prologue

.

.

L’atmosphère était chaude, trop pour le printemps. Il suffisait de fermer les paupières afin de se croire en été, de s’imaginer à la plage ou en vacances tant la caresse du soleil était brûlante par cet après-midi sans vent. Diane avait toujours aimé la chaleur et le grand air. Aujourd’hui, toutefois, elle n’était pas là dans le but d’en profiter.

Elle était en mission. Pour Elle.

Juchée sur un haut talus, elle se tenait droite et fière. Ses yeux vert doré ne quittaient pas l’établissement en contrebas, une école qui se trouvait de l’autre côté de la rue. Un large bâtiment en briques brunes entouré d’une clôture élevée et dont l’enceinte était dépourvue de végétation. La dernière sonnerie de la journée avait déjà retenti, elle n’aurait plus à attendre longtemps. Toute seconde avait son importance, Diane en était consciente depuis des années. Elle ne devait intervenir ni trop tôt ni trop tard.

Malgré sa peau moite de chaleur, ses cheveux courts et foncés collés contre sa nuque, l’inconfort de sa position sur la pente, elle ne bougeait pas d’un pouce. Elle se sentait chanceuse : il n’y avait pas un seul parasite à l’horizon – une chose rare qu’elle était capable d’apprécier à sa juste valeur. À ses côtés, un chien blanc se prélassait. Lui aussi paraissait se désintéresser de son environnement ; on aurait volontiers pensé qu’il patientait, guettant l’instant où elle l’inviterait à la suivre. Devant eux, la ville était agitée. Diane ignorait si c’était coutumier ou exceptionnel. En vérité, elle s’en moquait. Elle ne remettrait sans doute pas les pieds ici.

La porte du lycée s’ouvrit et elle se raidit davantage, les sens en alerte : Il allait bientôt sortir. Quoique bientôt ne soit pas le mot approprié. D’après ce qu’elle avait compris, l’adolescent n’était pas prompt à quitter les lieux. Il préférait traîner dans les couloirs et bavarder quelques minutes.

Diane n’avait jamais apprécié ce genre d’attitudes. Elle ne se les expliquait pas, car elle était convaincue que le secret d’une vie rangée résidait dans les horaires. Le moindre laps de temps comptait quand on y prêtait attention. Musarder était un terme qu’elle ne connaissait pas.

Elle étudia chaque garçon qui émergeait de l’édifice, en quête de son visage. Un visage qu’elle n’avait contemplé qu’à une seule occasion, et pas en face à face, mais peu importait, elle saurait l’identifier. Elle n’avait pas droit à l’erreur.

L’heure arrivait, elle le pressentait. Son intuition la trompait rarement.

Très vite, sa fiabilité fut confirmée. Sa cible franchit la porte puis la grille en riant avec un ami. La fille, par contre, n’était pas là. Les données avaient été modifiées plusieurs heures auparavant – heureusement, Elle avait prévenu Diane. Dans un sens, le changement l’arrangeait. Les effusions de larmes, très peu pour elle. Mieux valait que la jeune femme ne voie pas ce qui allait advenir.

Peu étaient aptes à garder leur sang-froid comme Diane. Une conduite qui faisait également partie de la mission. Rester calme, entrer en scène au bon moment, ne pas chercher à altérer le cours des événements ; des tâches qui s’avéraient plus difficiles que la plupart se le figuraient.

Diane soupira. L’étudiant continuait à discuter. Les dernières minutes étaient souvent les plus longues… Elle prit son mal en patience – elle n’avait guère le choix – et le détailla. Le dossier ne mentait pas, il était tel que sa description le mentionnait. Cheveux roux-brun qui laissaient présumer qu’il venait juste de sauter du lit, musculature inexistante, taille élancée, et une expression confiante qui détonnait avec son apparence.

Elle fronça les sourcils. Cette attitude, elle avait plutôt l’habitude de la noter sur d’autres individus : des gens que la nature avait gâtés, qui étaient nés dans la bonne famille ; pas sur une personne qui ressemblait autant à… un bouc émissaire. Oui, c’était tout à fait cela. Le jeune homme avait l’air d’une victime. Pourtant, en le scrutant, en observant son comportement assuré et serein, Diane avait l’impression que rien ne pouvait l’effrayer.

Joli paradoxe, songea-t-elle. Un cas plus intéressant que la plupart de ses missions. Elle regretta presque de ne pas s’être accordé le loisir de l’examiner plus tôt. Presque. Elle avait un tas d’affaires à régler.

Enfin, il salua son ami ! Il dit au revoir à deux ou trois garçons, puis, du coin de l’œil, Diane aperçut une Chevrolet Camaro blanche s’engager dans la rue.

Pile à l’heure.

Avec un fin sourire, elle avança vers la route. Le chien la talonna sans qu’elle le lui ordonne – debout, il atteignait la hauteur de ses reins. Tel un écho à ses propres gestes, l’adolescent marcha vers le bitume. Dans sa tête, Diane compta jusqu’à cinq…

L’impact eut lieu, violent et déstabilisant. Les hurlements le suivirent aussitôt ; éclats de voix épouvantés qui se muèrent en agonies désespérées, larmoyantes et interrogatives. Des sons qu’elle avait l’habitude d’entendre et qu’elle détestait.

Il avait suffi d’une petite, minuscule seconde pour que le monde que les habitants connaissaient s’écroule et soit momentanément en proie à la peur et à l’incompréhension – sentiments auxquels succéderait bientôt la colère.

Insensible au tumulte, Diane approcha du garçon à terre. Il respirait toujours, elle en aurait mis sa main à couper.

C’était enfin à elle d’agir.

.

.

La douleur.

Elle était la sensation la plus présente dans son esprit. Elle l’accaparait et l’empêchait de reprendre sa respiration. L’entièreté de son être souffrait.

Que s’était-il produit ? Caleb ne se souvenait de rien. Il venait de quitter Tobias. Il marchait et puis… le noir absolu.

Il aurait aimé bouger. Cependant, son corps ne lui obéissait plus. Ses membres lui donnaient l’impression d’être en miettes et il doutait qu’on soit en mesure d’en recoller les morceaux.

Un froid intense chercha à s’emparer de lui, mais il résista. Un pressentiment lui interdisait de céder, l’avertissait qu’il courrait un danger s’il ne se battait pas.

Des sons lui parvinrent, étouffés. Étaient-ce des cris ? Il était incapable de l’affirmer. Dans un effort surhumain, après plusieurs essais, il entrouvrit ses paupières.

Une jeune femme se tenait penchée sur lui, vêtue d’un drôle d’habit rouge – une cape, si sa vue ne le trompait pas. Qui était-elle ? Caleb ne l’avait jamais remarquée au lycée. Il s’en serait souvenu s’il avait déjà croisé un tel regard : vert et hypnotisant au possible, incroyablement sûr de lui. Elle semblait déterminée. Mais à quoi ? Il l’ignorait.

Il chercha à lui parler et à lui demander ce qui lui arrivait. Hélas, il n’y réussit pas. La douleur le maintenait prisonnier. Elle le transformait en pantin.

— Chut, lui intima l’étrangère.

Son ton doux contrastait avec son attitude froide. Perplexe, il la dévisagea. Sa présence l’obnubilait. Il avait à peine conscience des bruits qui l’environnaient. Néanmoins, en se concentrant, il jura entendre un homme au téléphone tout près de lui ; une voix alarmée. Les battements de son cœur s’accélèrent.

— N’aie pas peur, je ne te veux aucun mal. Je suis venue pour t’assister.

À la façon dont la fille lui souriait, Caleb était tenté d’imaginer qu’ils se fréquentaient depuis de longues années. Il eut envie de lui offrir sa confiance. Aussi insensé que ça puisse paraître, si elle disait être là afin de lui apporter son aide, il la croyait sur parole. Son esprit refusait de raisonner de manière différente.

Curieux d’apprendre son identité, il se défendit encore plus contre le froid qui l’envahissait. Bon sang, il devait bien être fichu de poser une simple question !

— Non. Ne lutte pas. Il est trop tard.

Trop tard ? Pour quoi ? se demanda-t-il.

La douleur lui coupa le souffle. Pitié, stop !

— Détends-toi. Ferme les yeux. Tu verras, cela se passera beaucoup mieux ainsi.

Perdu, Caleb ne savait que penser. Se passer mieux ? De quoi l’entretenait-elle ?

— Aie foi en moi.

Son corps entier lui dictait de continuer à batailler, de ne pas abandonner le combat. Pourtant, la voix de son interlocutrice le convainquit qu’il avait tort. Elle était si amicale, si bienveillante. Elle seule maîtrisait la situation, c’était plus qu’une certitude.

— Voilà, susurra-t-elle quand il se relaxa enfin. Ferme les yeux maintenant. Le reste se déroulera sans encombre, je te le promets.

Il comprit qu’elle évoquait la fin. Sa fin. Une pointe d’injustice l’accapara, vite remplacée par l’apaisement que lui procuraient ses propos.

— Ferme les yeux, répéta-t-elle en plongeant ses iris dans les siens.

Caleb obtempéra, puis sentit ses lèvres se poser sur son front. Au visage de la jeune femme se substitua celui de son amie : Ève.

Dire qu’il n’avait pas trouvé le courage de lui avouer qu’il l’aimait…

.

.

I – Inquiétudes

.

.

Le bocal de confiture lui échappa des mains et se brisa sur le carrelage en damier crème et brun de la cuisine. Ève pesta devant la gelée rouge et les morceaux de verre éparpillés au sol. Une fois encore, sa nervosité lui jouait des tours ; grignoter dans le but de se calmer n’était peut-être pas la meilleure chose à faire.

Au moins, j’ai de quoi m’occuper désormais, songea-t-elle en attrapant de quoi nettoyer les dégâts dans l’armoire sous l’évier.

Il y avait un moment qu’elle marchait en rond tel un lion dans sa cage tant elle se rongeait les sangs pour son frère, Guillaume. Déjà deux heures qu’il aurait dû être de retour…

Bien sûr, il n’était pas rare qu’il traîne après les cours. Ça lui arrivait même assez souvent. Cependant, un retard aussi important n’était pas normal, surtout qu’il n’avait pas pris la peine de prévenir – une habitude que leur mère leur avait pourtant inculquée.

Pourvu qu’il ne soit pas retombé dans ses travers

Ève ne cessait d’observer l’horloge murale, imposant simulacre de cadran de gare qui détonait sur leur papier peint printanier. Elle ignorait ce qui l’angoissait le plus : le fait de ne pas savoir où était Guillaume ou la possibilité que leur mère découvre son absence lorsqu’elle rentrerait ? Elle pria pour que son frère soit revenu avant elle. Martha avait besoin de tout sauf d’une nouvelle raison de s’inquiéter.

Leur mère avait vu les ennuis s’accumuler depuis que son mari l’avait quittée. Femme au foyer, elle avait été contrainte d’accepter un travail mal payé, de vendre la voiture, de s’occuper de Guillaume quand son « problème » – tel qu’elle l’appelait – s’était révélé au grand jour, et maintenant que sa fille était majeure, elle ne recevait plus aucune aide financière d’Olivier. Le boulot et le manque d’argent avaient soufflé les ultimes traces de sa jeunesse. Aujourd’hui, Martha avait le regard terne. Le poids du monde semblait peser sur ses épaules.

Ève souhaitait l’épargner autant que possible. Elle s’évertuait à la seconder de son mieux dans la maison… Guillaume ne pouvait pas rechuter et les laisser tomber, c’était impensable !

Le sol fut à peine propre qu’elle se remit à effectuer les cent pas près de la table en bois. Elle était si nerveuse qu’elle se sentait incapable d’entamer quoi que ce soit sans risquer une bévue.

Pivotant derechef vers l’horloge, ses yeux accrochèrent la planche à sa droite, juste à côté du frigidaire : l’étagère à souvenirs, comme sa mère avait plaisir à la nommer. Un endroit où toutes deux déposaient les bibelots qui leur rappelaient les jours heureux de leur vie ; un endroit où elles puisaient un peu de réconfort dans les heures difficiles. Le collier en pâtes qu’elle avait confectionné – son premier cadeau – y figurait, ainsi que le premier biberon de Guillaume et sa peluche « petit âne », qui l’avait accompagné une bonne partie de son enfance.

Ève avisa soudain un trou au milieu de l’étagère et comprit qu’un de leurs trésors s’était renversé. Elle espéra ne pas provoquer de dégâts et s’empressa d’aller le redresser. Tristesse et nostalgie la submergèrent quand ses doigts fins se refermèrent sur une figurine Kinder : une oursonne habillée en ballerine, l’un des derniers présents que Caleb lui avait offerts.

Elle se souvenait très bien du jour où il la lui avait donnée, trois ans auparavant. Le week-end de Pâques venait de s’écouler, la météo était clémente et, assis dans le jardin du jeune homme, ils mangeaient des œufs en chocolat que Meggie, sa sœur cadette, leur avait cédés. Dès que Caleb avait découvert sa « surprise », il s’était hâté de la lui mettre dans les mains et avait argué qu’il était logique qu’une figurine de danseuse appartienne à une danseuse. Suite à ça, elle avait esquissé quelques pas et essayé de l’entraîner avec elle, sans y parvenir. Elle se remémorait à quel point ils avaient ri, cet après-midi-là.

Dire qu’il y avait déjà deux ans que son ami était mort… Il lui manquait cruellement.

Du plus loin qu’elle se souvienne, Caleb avait toujours été là pour elle, dans les instants joyeux comme dans les pénibles. Elle ne doutait pas qu’il aurait été en mesure de l’apaiser jusqu’au retour de son frère. Il avait été son premier ami en ville, lorsqu’ils avaient emménagé ; lorsque son père était avec eux…

Ève contint un sourire en y songeant. Elle n’avait que quatorze ans à l’époque. Le déménagement l’avait terrifiée et lui avait enlevé ses repères. Il l’avait ramenée sept ans en arrière, quand Martha et Olivier avaient décidé de l’adopter, elle, la fillette effrayée qui avait perdu sa famille dans un accident de la route. Il lui avait fallu un temps important avant de se considérer enfin chez elle dans leur foyer.

Elle se souvenait encore de son arrivée sur place, de l’effervescence qui avait gagné ses parents et son frère aîné alors qu’ils déchargeaient les cartons du camion. Une telle agitation lui avait donné le tournis et ses craintes étaient revenues l’assaillir : se plairaient-ils ici ? Ses anciens amis l’oublieraient-ils aussi vite qu’elle le présumait ? S’en trouverait-elle d’autres ? Allait-elle être « la nouvelle » en cours jusqu’à la fin de l’année ? Tant de questions auxquelles elle n’avait pas eu de réponses dans l’immédiat !

Nauséeuse, elle avait demandé à sa mère si elle pouvait partir se promener. Elle avait utilisé un prétexte, déclaré qu’elle voulait voir leur lieu de vie, mais en vérité, ce qu’elle désirait, c’était s’éloigner de « leur » maison aux briques jaunes, prendre l’air et réduire ses angoisses.

Elle avait été forcée de constater que le quartier n’était pas désagréable. Les habitations avaient pour la plupart du charme et il y avait beaucoup de végétation – des coins où, elle l’avait su, elle aimerait se prélasser. Elle avait commencé à se détendre et laissé ses inquiétudes s’envoler une à une.

Puis elle les avait entendues : deux personnes marchaient derrière elle et parlaient à voix basse. Ce dernier point l’avait alarmée. Elle les avait lorgnées du coin de l’œil, sans cesser d’avancer. Deux hommes, plus âgés qu’elle – dans la vingtaine sans doute. Ève avait senti un frisson lui parcourir l’échine.

Tu te fais des idées, avait-elle tenté de se rassurer. Il faut que tu restes calme.

— Eh ! l’avait interpellé l’un.

Olivier lui avait conseillé à plusieurs reprises de ne pas montrer sa peur. Elle n’avait donc pas réagi et s’était efforcée de ne pas presser l’allure.

— Eh, mademoiselle ! avait surenchéri le second.

Ils s’étaient rapprochés. Malgré ses bonnes résolutions, elle avait accéléré, regrettant de ne pas avoir pris sur elle et de ne pas être demeurée près de sa famille. Si seulement Guillaume avait été avec elle…

— C’est pour moi que tu as mis ton petit short ?

Un sifflement avait fusé. Ève avait serré les poings, puis cherché une échappatoire du coin de l’œil. N’importe quoi l’aurait satisfait : une boutique ouverte, un passant…

— Réponds-nous ! Sois cool.

Elle avait hâté son pas, gagnée par une panique sourde. À partir de ce moment-là, les insultes avaient jailli.

— Regarde-nous, fais pas ta salope !

— Arrête-toi, grosse pute ! On t’a rien dit de mal.

Elle se rappelait de quelle façon elle avait lutté afin de retenir ses larmes. Ce n’était pas la première fois qu’elle recevait une insanité dans la rue, mais cela n’avait jamais été si loin.

— Tu te crois trop bonne pour nous ?

Avance, s’était-elle ordonné, repère une issue.

— Vas-y, tire-toi, sale black !

Les mots l’avaient figée. Peut-être parce qu’elle avait souvent entendu cette infamie durant son enfance, sa crainte s’était envolée et muée en colère. Martha et Olivier s’étaient montrés clairs chaque jour où un camarade de classe l’avait injuriée sur sa couleur de peau. Personne n’avait le droit de la traiter ainsi. Et, réalisa-t-elle, personne n’avait le droit de la harceler de la sorte !

En proie à la fureur, Ève était revenue sur ses pas, prête à dire sa façon de penser aux deux abrutis et à les décourager de suivre quelqu’un d’autre à l’avenir, quand elle l’avait remarqué. Arrivé de nulle part, un adolescent grand et maigre accourait dans sa direction – et il avait l’air plutôt remonté.

Abasourdie, elle l’avait observé tandis qu’il énonçait leurs quatre vérités à deux jeunes hommes plus imposants et costauds que lui. Nonobstant son absence totale de muscles et l’impression de faiblesse qu’il dégageait, il n’avait pas tremblé un seul instant. Ses deux assaillants, qui auraient pourtant pu l’envoyer aux tapis avec facilité, étaient rentrés dans leur coquille et avaient pris la fuite.

Caleb avait seize ans quand la scène s’était produite, et jusqu’à sa mort prématurée, il était resté le meilleur ami qu’elle ait eu.

La porte d’entrée claqua et la sortit de ses réflexions. Ève reposa la figurine sur l’étagère, puis se précipita dans le salon pour rejoindre le vestibule. Faites que ce soit Guillaume. Faites que ce soit Guillaume. Quand elle l’aperçut, un soupir de soulagement lui échappa.

— Enfin, tu es là.

— Ouais, ouais.

Elle n’obtint pas davantage d’explications ; pas une seule excuse, rien. Sans un mot, son frère la dépassa et gagna leur salon, où il s’affala dans un fauteuil en cuir gris. Ses cheveux bruns étaient décoiffés, comme s’il avait récemment passé une main nerveuse dedans. D’un geste, il mit ses pieds chaussés sur la table basse. D’abord hébétée, Ève se plaça devant lui.

— Où étais-tu ? J’étais morte d’inquiétude ! Imagine si maman était revenue avant toi, la peur qu’elle aurait eue…

— J’étais dehors, grogna-t-il. Pas la peine de s’alarmer, le jour est toujours levé.

Elle en eut le souffle coupé. La dernière fois que Guillaume lui avait parlé de manière agressive…

Ce fut là qu’elle nota des petits détails que son contentement de le voir à la maison lui avait masqués : la légère rougeur de ses yeux, l’air insouciant – presque béat – sur ses traits anguleux et l’imperceptible tremblement de ses doigts… Guillaume avait replongé !

— Tu y es retourné, siffla-t-elle. Tu es retourné là-bas.

Il ne s’agissait pas d’une question.

— Fiche-moi la paix. Je suis un grand garçon.

— Tu avais promis, Guillaume ! Tu avais juré à maman de ne plus toucher à ces saloperies !

Face à son absence de réponse, elle se mordit la lèvre afin de ne pas pleurer. Il était inconcevable que ça se reproduise ! C’est un cauchemar… Leur mère ne supporterait pas une rechute. L’an dernier, la première cure de désintoxication de Guillaume lui avait porté un sacré coup au moral, si bien qu’Ève avait dû prendre la maison en charge ; pendant plusieurs mois, elle avait eu l’impression que les rôles s’étaient inversés entre Martha et elle.

Il leur avait fallu tant d’énergie, à tous les trois, pour retrouver une vie normale et que les voisins cessent de les dévisager dans la rue… Elle frémissait encore au souvenir des visages qui semblaient lui hurler des « pauvre fille » dès qu’elle les croisait. Elle n’était pas prête à les affronter de nouveau. Elle n’était pas prête à contempler l’anxiété et le découragement sur les traits de leur mère.

— Combien de temps ? questionna-t-elle.

Guillaume ne lui répondit pas.

— Depuis combien de temps reprends-tu ta merde !? l’apostropha-t-elle.

La colère et l’angoisse l’oppressaient. Son frère n’avait pas le droit de les laisser tomber après ce qu’ils avaient enduré pour le sortir de son mauvais pas ! Au fond d’elle, elle entretenait l’espoir discret qu’il n’en soit qu’à sa première rechute. Elle serait alors apte à l’aider, à l’empêcher de replonger et Martha ne risquerait pas d’entrer en dépression ; elle ne s’alarmerait pas plus qu’actuellement.

— Qu’est-ce que ça peut te faire ? ricana-t-il sur son fauteuil.

Ce que ça peut me faire ? Il ose me le demander !? Pour peu, Ève l’aurait giflé !

Il était impératif qu’elle se calme. Elle n’ignorait pas qu’il refuserait de l’écouter et se renfrognerait s’il se sentait agressé. Elle avait déjà vécu une situation pareille une fois. Elle devait être capable de gérer.

— Je m’inquiète à ton sujet, assura-t-elle d’une voix qui trahissait sa nervosité.

Guillaume renifla mais n’émit aucun commentaire.

— J’ai besoin de savoir, s’il te plaît : quand as-tu recommencé ?

— Deux ou trois semaines.

Elle encaissa le coup, aussi douloureux soit-il. Dire qu’elle n’avait rien remarqué jusqu’à présent !

— T’as eu ta réponse, non ? Tu me fous la paix ?

— Guillaume…

Le passé ne se répéterait pas. Une telle chose était impossible, il fallait qu’elle l’arrête. Pour lui. Pour leur mère.

— Tu… tu as conscience que tu ne peux pas continuer ainsi, hein ? argumenta-t-elle. Souviens-toi à quel point notre vie était atroce il y a…

— Ferme-la ! Je m’en fiche.

La colère la regagna.

— Non. Non, pas question que je te regarde replonger là-dedans, Guillaume !

Il souffla derechef, exaspéré.

— C’est à cause d’eux ? reprit-elle. De ta « bande de potes » ? Je croyais que tu ne les fréquentais plus. Que tu avais compris que ça te détruisait. Tu nous avais promis que c’était fini ! On arrivait à repartir du bon pied, ensemble, et toi… toi tu voudrais qu’on revive l’angoisse de te perdre !? Mais ressaisis-toi ! Tu vaux mieux que ça !

— La ferme !

Sous le coup de la surprise, Ève obtempéra. Son frère s’était redressé et la toisait, menaçant. Un instant, elle imagina qu’il allait la frapper. Néanmoins, s’il en eut l’intention, il se contint.

— La. Ferme, répéta-t-il, haletant. Tu n’es pas maman, O.K. ? Tu n’as pas le droit de m’adresser des reproches.

— Je…

— Tu n’es même pas vraiment ma sœur !

La jeune femme recula. Impuissante, horrifiée par les mots qu’il venait de lui jeter au visage sans le moindre remords, elle ne fut pas en mesure de le retenir lorsqu’il la poussa et se dirigea vers le vestibule. Elle entendit la porte claquer et se rendit compte qu’elle pleurait. Tu n’es même pas vraiment ma sœur… Jamais encore Guillaume n’avait été si cruel avec elle.

Elle se rua dans sa chambre, puis s’adossa contre le battant fermé. Elle ne voulait pas que sa mère la voie comme ça quand elle rentrerait.

Tu n’es même pas vraiment ma sœur.

Guillaume le pensait-il ? L’assimilait-il à une étrangère malgré tout ce qu’ils avaient vécu ? Les épreuves et les bons souvenirs ?

Tu n’es même pas vraiment ma sœur.

Il l’avait pourtant prise sous son aile quand Martha et Olivier l’avaient adoptée. Leurs origines différentes n’avaient pas été un frein à leur complicité, au contraire : il était le premier à la défendre lorsqu’une quelconque réflexion la blessait.

Tu n’es même pas vraiment ma sœur.

Guillaume ne lui aurait pas dit ça s’il ne s’était pas injecté sa saloperie, elle en était convaincue ! Bien sûr, il y avait un moment qu’il se montrait plus distant envers elle – après le départ d’Olivier, son comportement s’était modifié. Mais pas au point de lui tenir de tels propos. Tout comme il l’avait toujours considérée en tant que sœur, elle le considérait en tant que frère et Martha en tant que mère. Ça ne changerait pas. Ils formaient une famille et elle refusait que la drogue les sépare.

C’est à cause d’eux, songea-t-elle avec amertume. Les amis qui avaient entraîné son aîné sur la mauvaise pente. S’il avait regagné leur « planque » et avait replongé dans ses travers, c’était forcément de leur faute. Ève les soupçonnait d’être prêts à n’importe quoi pour récupérer un « client ».

D’un geste rageur, elle essuya ses larmes et se releva. Peu importait ce que proclamait Guillaume, elle était sa sœur et comptait l’aider une nouvelle fois ! Elle ne le laisserait pas tomber ; elle pouvait réussir, elle pouvait parvenir à avouer la triste vérité à leur mère. Elle les soutiendrait tous les deux.

Dans l’immédiat, hélas, il n’y avait rien à faire. Guillaume était sans doute retourné à la planque suite à leur dispute et, à cette heure avancée de la journée, il aurait fallu qu’elle soit inconsciente pour s’aventurer dans un repère d’alcooliques et de junkies ; sans oublier l’inquiétude qu’elle provoquerait à Martha lorsqu’elle rentrerait chez elle si elle ne trouvait aucun de ses enfants. Elle n’avait pas d’autre choix que d’attendre.

Tremblante, elle attrapa un CD sur l’unique étagère de sa chambre et l’installa dans son poste radio. Il fallait qu’elle se détende avant que leur mère arrive, qu’elle soit la plus sereine possible. Au moins l’une d’entre elles devrait garder la tête froide durant les jours à venir.

Quand la musique démarra, Ève n’hésita pas une seule seconde : elle dansa. Elle s’y employa corps et âme, y mit tout son cœur. La chorégraphie exécutée l’apaisait. Elle lui procurait une douce sensation de liberté qui, le temps d’une mélodie, se révélait apte à chasser les tracas du quotidien.

Elle désira que la musique ne s’arrête pas, qu’elle l’emporte loin de ses problèmes. Elle avait dix-neuf ans. Dans à peine quelques mois, elle aurait fini ses études et entrerait dans la prestigieuse école de danse qui l’attirait. Si la chance lui souriait enfin, peut-être réaliserait-elle son rêve en y enseignant à son tour.

.

.

II – Les Envoyés

.

.

Le Démon s’enfuit avant que Caleb puisse lui assener le coup de grâce avec son coutelas. Un lâche, comme souvent. Il ne fallait pas s’attendre à mieux venant de son espèce. Sans que le jeune homme ait besoin de lui en donner l’ordre, un chien de taille monstrueuse se lança à sa poursuite, crocs en évidence. Les chances que le salopard s’en sorte étaient minces – une maigre consolation, mais une consolation tout de même.

Dès que Caleb ne fut plus en mesure de les observer, il se laissa tomber dans l’herbe. Son corps entier était endolori. Son assaillant ne lui avait pas fait de cadeaux ! Il avisa les entailles sanguinolentes sur son bras et grimaça. Deux ans qu’il La servait, et il se montrait toujours aussi imprudent… Voilà qui ne manquerait pas de Lui déplaire. Là n’était néanmoins pas sa préoccupation actuelle. Il s’en était fallu de peu que la mission soit un fiasco – elle en était déjà un, à ses yeux. Il avait été trop sûr de lui, n’avait pas procédé de la bonne façon. Et à cause de ça, cette vieille dame…

Il tourna le regard dans sa direction. Elle était encore là, bien entendu ; du moins, son corps, étendu sur le sol au bord de la berge. Seul son visage était plongé dans le ruisseau. Près de sa main droite reposait le sachet rempli du pain avec lequel elle nourrissait les canards chaque matin. Il avait suffi d’une seconde d’inattention pour qu’elle glisse et se retrouve la tête sous l’eau. Son âge avancé ne lui avait pas permis de se relever.

Caleb savait que ça se passerait ainsi. Les détails concernant son décès étaient consignés dans le dossier qu’Elle lui avait remis deux jours plus tôt. Il avait donc eu le temps de se préparer à voir la victime chuter sans intervenir – une action qui lui était interdite, à l’instar de ses pairs. Il soupira. Une nouvelle fois, ce qu’Elle avait prédit était survenu, Elle ne se trompait jamais.

Bon sang, que la pauvre âme avait souffert ! Juste parce qu’il s’était montré incompétent. Un Envoyé est tenu de vérifier la présence d’un ou plusieurs Démons sur les lieux d’un « départ ». C’était une règle simple. Une règle qu’il n’avait pourtant pas respectée.

Le chasseur avait surgi dès que la femme avait eu le crâne immergé. Caleb s’était battu avec hargne dans l’optique de l’empêcher de lui dérober son âme, car pour qu’un être profite du dernier repos, il est impératif qu’il franchisse le Voile. Il s’était échiné à le repousser et l’aurait volontiers expédié dans le Néant. Cependant, son adversaire s’était révélé plus coriace qu’il ne l’aurait cru – ses années d’errance sur Terre se comptaient sans doute en siècles.

Le combat s’était éternisé. Il n’avait réussi ni à être aux côtés de la défunte au moment fatidique ni à l’aider à traverser, la rassurer ou lui permettre d’oublier la souffrance de la noyade. Il n’avait pas eu l’occasion d’effleurer son front d’un baiser dans le but d’accélérer son passage. Le voyage de la trépassée ne s’était pas déroulé sereinement, et c’était de sa faute.

Il se sentait d’autant plus coupable qu’il avait apprécié la lutte. Pire, il l’avait souhaitée. Sa conscience lui hurlait qu’il s’agissait de la raison pour laquelle il n’avait pas pris la peine d’inspecter les environs. Il voulait qu’on l’attaque et désirait ressentir le danger d’un affrontement. Les Démons lui procuraient ce que personne d’autre n’était apte à lui offrir depuis son accident avec la voiture : l’occasion de se défouler. L’excitation qui accompagnait chacun des combats lui était devenue indispensable dans sa seconde existence. La vieille femme était morte dans la souffrance parce qu’il n’avait pas su l’occulter ; une erreur qu’il ne se pardonnerait pas de sitôt et qu’il ne commettrait plus, il se le jurait.

Peut-être à cause de sa tristesse, le vent lui parut d’un coup trop frais. Dans un mouvement sec, Caleb rabattit la capuche de sa cape courte sur son front. Elle était si grande qu’elle lui tombait presque sur les yeux. Sa couleur pourpre lui rappela ses blessures. Un rire nerveux lui échappa. Le corps reproduit par son âme n’était pas invincible.

À l’inverse de ses habitudes, il éprouva l’envie de rentrer au Royaume sans s’éterniser dans son ancien monde. Sa tâche n’était de toute façon pas terminée : il lui fallait rejoindre la vieille femme à la Frontière afin de la guider jusqu’à Elle. Il se promit d’implorer son pardon – ça n’effacerait en rien la souffrance qu’elle avait endurée, mais il le lui devait.

Une tache blanche jaillit dans son champ de vision. Flocon trottait vers lui et avait déjà troqué son apparence de chien spectral contre celle d’un simple berger suisse. Essoufflé par sa course, il arriva à sa hauteur ; sa langue pendait hors de sa gueule tant il haletait. Toutefois, ce que Caleb remarqua en premier fut le sang qui maculait ses babines et son flanc. Inquiet, il s’accroupit et l’inspecta. L’animal n’était pas blessé, ça signifiait que le chasseur avait disparu pour de bon.

— Bravo, mon grand, le félicita-t-il.

Il le caressa derrière les oreilles. Flocon jappa, se coucha, puis roula sur le dos. Amusé, Caleb lui octroya les grattouilles qu’il réclamait : il les avait méritées.

— J’en connais un qui aura droit à un bon bain quand nous serons chez nous, souffla-t-il en évitant de passer sa main dans la matière poisseuse qui recouvrait ses poils.

Et il ne sera pas le seul, songea-t-il après s’être examiné. Si sa cape n’avait pas trop souffert, il en allait différemment de sa combinaison noire. Il serait forcé d’en demander une neuve.

Encore accroupi, il arracha un morceau de tissu qui pendouillait à son bras et essuya la lame de son coutelas, qu’il rangea ensuite dans la poche fourreau de sa cuisse gauche. Il accorda une dernière caresse à son familier, puis il se releva et grimaça en raison de ses muscles endoloris. Rien que pour les soulager, il lui fallait ce bain !

— Rentrons. Nous n’avons pas terminé notre mission.

Caleb croisa les poignets sur son torse et invoqua un portail.

.

.

Diane sourit en atteignant la Ruche. L’atmosphère du lieu, si familière et rassurante, l’accueillait telle une enfant de retour au bercail. Si elle tendait l’oreille, il lui semblait entendre le doux murmure des murs lui souhaiter la bienvenue.

Bien que sa dernière mission se soit déroulée vite et sans encombre, elle était ravie de revenir au palais – la Ruche, comme tous avaient l’habitude de l’appeler –, le premier endroit où elle s’était sentie chez elle. D’un pas léger, elle dépassa les deux Spectres qui en gardaient l’entrée et réussit à ne pas frémir. Un exploit, quand on savait de quoi étaient capables ces créatures.

Le grand hall était animé – elle ne se souvenait pas l’avoir déjà vu désert. Ici et là, quelques Envoyés aidaient les morts fraîchement débarqués à trouver leurs repères. Reconnaissables à leurs vêtements noir et pourpre, ils se mouvaient dans une direction identique : la salle du trône, pièce d’une taille démesurée où Elle recevait les nouveaux résidents. Certains émissaires – des âmes âgées et moins promptes à se rendre sur Terre, en qui Elle avait une entière confiance – traversaient le lieu sans s’arrêter. Leurs bras étaient chargés des dossiers qui contenaient les informations à connaître sur les mourants.

Remplir les documents était son travail à Elle ; Elle s’y activait sans relâche dès qu’une vision lui apparaissait. Pour chaque âme, il y avait un dossier à classer. Une tâche qu’Elle ne déléguait pas au premier venu.

La Ruche n’abritait presque que des bibliothèques englobant les archives. La moindre porte était susceptible d’y mener. Rares étaient les pièces qui ne faisaient pas partie du lot. Plus rare encore était de les dénicher. Mais Diane était apte à les situer. Le palais ne lui réservait plus de secret. Elle en avait exploré tous les recoins et pénétré les salles les mieux cachées hormis celles qui leur étaient interdites : ses appartements à Elle, les quartiers de son Second et le Capharnaüm, lieu où attendaient d’être distribuées les fiches des futurs trépassés.

À l’instar de n’importe quel chevalier – une appellation non officielle que les siens se donnaient –, Diane possédait une habitation dans un Quartier, hors de l’enceinte de la Ruche. Cependant, elle n’y séjournait presque pas. Malgré les années, la maison appartenait toujours plus à Claire qu’à elle. Son véritable foyer était ici, à l’endroit qui lui avait permis de démarrer une deuxième vie, à l’endroit où Elle l’avait accueillie, et où elle avait prêté serment…

La jeune femme souffla lorsqu’elle gagna un escalier en marbre – le premier d’une longue série pour parvenir là où elle voulait se rendre. Elle n’avait pas eu le loisir de se reposer depuis son retour de mission. Les marches lui parurent soudain interminables. Elle regretta d’avoir congédié son chien spectral ; sur son dos, elle aurait franchi ce qui la séparait de son but en une minute !

Elle dut résister à l’envie de croiser les poignets sur son torse. Il y avait une éternité qu’elle était au courant de l’impossibilité d’ouvrir un portail dans le palais. Les pouvoirs qu’Elle lui avait offerts avec son titre possédaient de nombreuses limites.

L’idée d’abandonner lui effleura l’esprit. Sitôt qu’elle en prit conscience, Diane oublia la fatigue et gravit les marches. Il était loin le temps où elle renonçait, où elle s’appelait Claire…

Un frisson la parcourut à la simple évocation de son ancien prénom. Claire était une fille naïve et faible. Une fille qui se laissait piétiner, qui était incapable de prendre des décisions. Une fille transparente, qui n’avait pas été fichue de découvrir qu’elle était décédée sans qu’Elle le lui explique. Plus jamais elle ne serait cette personne.

Diane se rappelait le jour de son arrivée au Royaume avec une précision étonnante. Son angoisse lorsqu’elle avait suivi l’homme qui l’avait aidée à traverser jusqu’à la salle du trône. Le léger tremblement de son corps après y être entrée. Le mélange confus de sa peur et de son soulagement en L’apercevant, digne et altière.

Elle avait deviné qu’Elle serait sa Reine – comme Elle l’était pour tant d’autres – et qu’elle pouvait lui accorder sa confiance. Un éclat très doux était passé dans ses yeux lorsque leurs regards s’étaient rencontrés ; une fraction de seconde qui avait tout bouleversé. Si Diane n’avait pas su réduire définitivement sa crainte au silence, elle avait compris qu’un avenir meilleur lui tendait les bras.

La maîtresse des lieux lui avait ensuite demandé si elle désirait conserver son identité. L’idiote qu’elle était n’avait pas réalisé la chance qu’Elle lui offrait et avait accepté. Elle restait et resterait Claire, du moins le croyait-elle. Elle n’avait changé d’avis qu’en devenant son Envoyée.

Au départ, Diane n’avait pas discerné les motivations de Son choix. Elle avait même pensé à une punition : contrairement à ses pairs, elle se satisfaisait de sa deuxième existence. La Terre et son ancien quotidien ne lui manquaient pas ; elle n’en gardait que de mauvais souvenirs. Pourquoi lui avait-Elle intimé d’y retourner, si ce n’était dans le but de la sanctionner ? Diane avait été si convaincue qu’Elle l’appréciait qu’elle s’était sentie blessée par sa décision. Elle n’avait saisi cette dernière qu’en rentrant chez elle, après sa première mission.

Elle s’était examinée dans le miroir – pour quelle raison déjà ? Elle ne réussissait pas à se le remémorer – et avait été choquée. Le reflet renvoyé n’était pas celui de Claire.

De la fille sans assurance, trop maigre, au teint pâle et aux cernes prononcés, il ne restait rien. Durant une dizaine de minutes, les mains appuyées sur le meuble sous le miroir juste à côté d’un collier en coquillages, elle avait contemplé une jeune femme avec davantage de formes, aussi déterminée que sereine ; une femme qui n’avait plus l’air si fatiguée et abattue. Sa peau était toujours claire, mais elle n’avait rien de maladif. De son ancienne apparence ne demeurait que ses longs cheveux filasses. L’endroit l’avait transformée sans qu’elle s’en rende compte. Il lui avait permis de renaître.

Sa Reine avait noté ces changements avant elle. Son choix ne relevait pas d’un châtiment, mais d’une deuxième chance. Elle lui offrait l’opportunité de prouver sa valeur, de témoigner qu’elle n’était pas qu’invisible. Elle l’avait désignée parce qu’elle lui accordait sa confiance et l’autorisait à l’épauler, à chasser les parasites qui entravaient sa tâche. Qu’importe le ressentiment que lui inspirait alors le monde des vivants. Un jour, peut-être serait-elle amenée à la servir ici, au sein du palais.

À l’époque, tout lui avait paru soudain si clair ! Diane s’était rendu compte qu’elle attendait cela depuis une éternité. Elle avait enfin l’occasion de montrer de quel bois elle était faite à une personne qui la voyait telle qu’elle était : une battante.

Elle avait ri, puis s’était éloignée du miroir pour y revenir sitôt une paire de ciseaux attrapée. Sans la moindre hésitation, elle avait coupé ses longues mèches brunes jusqu’à ce qu’elles atteignent le haut de sa nuque, adoptant la coiffure qu’elle arborait encore. Elle avait pris une importance décision : ne plus jamais être Claire. Si Elle percevait une chasseresse en elle, elle se métamorphoserait en chasseresse et ne La décevrait pas. À partir de ce jour-là, chacun au Royaume l’avait appelée par le nom qu’elle s’était choisi afin d’embrasser sa nouvelle existence.

Diane dépassa une double porte en chêne massif et s’arrêta. Amusée, elle recula. Perdue dans ses réflexions, elle ne s’était pas aperçue que ses pas l’avaient menée là où elle le désirait.

Elle ne put s’empêcher de sourire quand elle parvint en face de l’entrée. La pièce n’était pas interdite et n’importe qui était autorisé s’y rendre. Cependant, elle était persuadée d’être l’une des rares personnes à connaître le moyen de la déverrouiller. L’huis ne s’ouvrait pas de façon normale, il était inutile de le tirer ou de le pousser. Pour pénétrer les lieux, il fallait demander la permission et avancer. La porte répondait immanquablement de manière positive à ses prières, Diane était donc confiante lorsqu’elle s’approcha des battants en bois.

Une sensation de pression familière la saisit. En un rien de temps, elle se retrouva du côté opposé, plongée dans une douce pénombre. Le jardin caché était de loin la partie de la Ruche qu’elle préférait.

Diane se doutait qu’il était Sa création. Il lui ressemblait : majestueux et serein, sombre mais tranquillisant. Comme Elle, il paraissait inquiétant si l’on n’y prêtait qu’une attention dérisoire – et au palais, peu étaient capables d’observer consciencieusement ! Une nuit de pleine lune s’y étirait sans fin, reposante telle une soirée d’été. Plantes et fontaines se partageaient l’endroit. Trois bancs en marbre tentaient les visiteurs. Tout l’invitait à se détendre.

Diane s’y prélassait après ses missions, lorsque son bref passage chez les mortels lui rappelait trop son ancienne vie. Dans le jardin, ce qui se rapprochait de près ou de loin à Claire disparaissait progressivement, remplacé par une agréable quiétude.

Avant d’aller s’asseoir, elle savoura le moment et abaissa ses paupières.

Un jour, je n’aurai plus à me rendre sur Terre. Je La servirai ici et gagnerai le jardin dès que j’en éprouverai l’envie.

— Bonjour, Diane.

Elle sursauta – elle n’avait pourtant remarqué personne quand elle était entrée ! – puis pivota vers la nouvelle arrivante.

La Mort était sans conteste une belle femme. Élancée, elle avait un maintien de souveraine. Ses cheveux blonds rehaussés en une coiffure noble apportaient une prestance supplémentaire à celle qu’elle possédait naturellement. Ses grands yeux noirs, terrifiants lorsqu’Elle se mettait en colère, semblaient vous sonder. Son air était sévère, mais pas effrayant – pas pour elle.

Autour du cou, Elle portait un fin collier de perles blanches ; un bijou qui contrastait avec sa robe sombre. En dégageant la naissance de ses seins et les épaules, ladite tenue sublimait ses courbes. Elle moulait ses formes sans les rendre provocantes et indiquait qui était maître en ces lieux. Personne ne savait en quelle matière le tissu était constitué. Toutefois nul ne doutait que la Mort elle-même l’avait créé. Ses manches longues et sa traîne s’étiraient en une brume légère, formant de discrètes fumerolles au moindre pas qu’Elle faisait.

Diane avait beau la connaître, son élégance l’époustouflait toujours.

— Ma Reine, la salua-t-elle, étonnée qu’Elle ne soit pas dans la salle du trône. Pardonnez-moi, je ne voulais pas vous déranger.

— Ce n’est pas le cas, rassure-toi. Ta mission s’est-elle déroulée au mieux ?

— Un succès, Majesté.

Un sourire lui répondit.

— Viens donc t’asseoir près de moi. Je n’ai guère eu d’occasions de discuter depuis que…

Elle n’acheva pas sa phrase, mais Diane devina les mots qu’elle avait failli dire : depuis que Ryan nous a quittés. Il avait été son Second si longtemps que sa Disparition dans le Néant avait été un choc. Elle ne s’expliquait pas ce qui lui était passé par la tête. Le fou avait insisté pour retourner dans son ancien monde et avait demandé à recevoir une mission alors qu’il possédait déjà tout ici. Son vœu lui avait été fatal : il avait perdu son combat contre un Démon, un foutu parasite !

Le Royaume était une seconde chance unique, qui pouvait être vite gâchée. Disparue, une âme n’existait plus…

Diane s’inquiéta de la tristesse qu’elle percevait sur les traits de sa suzeraine. Un mois que le tragique événement avait eu lieu, et la peine était encore si présente sur son visage. Oh bien sûr, chaque Disparition, qu’il s’agisse de celle d’une simple âme ou celle d’un chevalier, laffectait – Elle tenait à n’importe quel habitant. Mais d’habitude, Elle reprenait rapidement le contrôle de ses émotions.

Hélas, la « mort » de Ryan la bouleversait particulièrement et Diane appréhendait qu’Elle ne s’en remette pas, d’autant plus qu’Elle n’avait pas choisi un remplaçant au jeune homme. La place de Second demeurait vacante et même un idiot comprendrait qu’Elle n’était pas en mesure d’assurer seule la création des dossiers ainsi que leur distribution ad vitam aeternam. Elle avait besoin d’un assistant, et le plus tôt serait le mieux.

Diane convoitait cette place. Devenir Seconde signifierait avoir l’entière confiance de la Mort, être son Envoyée la plus proche. Devenir Seconde voudrait dire qu’elle n’aurait plus à aller sur Terre, qu’elle n’aurait rien à prouver ! Elle connaissait le travail de Ryan par cœur et n’avait pas manqué une occasion de La servir. Elle méritait ce travail ; elle avait effectué sa tâche corps et âme.

Elle s’installa auprès d’Elle et, tout en s’efforçant de bannir la curiosité dans sa voix, elle l’interrogea :

— Pardonnez-moi de vous demander cela. Je sais que le sort de Ryan vous pèse beaucoup, mais… avez-vous songé à l’être à qui vous donnerez son poste ?

Sa Reine ne lui répondit pas et elle craignit d’avoir été trop directe. La Disparition de Ryan était un sujet que peu évoquaient au palais.

— Je suis désolée si mes paroles vous ont peinée, ajouta-t-elle, sincère.

La Mort était la dernière personne qu’elle souhaitait blesser. C’était grâce à Elle que Claire n’était plus.

— Ta question est légitime. Le travail de Ryan doit continuer, avec ou sans lui, j’en ai conscience. Je n’ai pas arrêté mon choix : des missions importantes seront attribuées à son successeur, je ne peux me permettre une erreur.

Diane n’en avait jamais commis. Si Elle la sélectionnait, elle ne doutait pas qu’elle saurait se montrer à la hauteur. C’est mon destin, se répéta-t-elle. Je n’ai vécu une vie humaine que dans le but d’être un jour Seconde !

— Je le conçois, répondit-elle. Si… s’il est dans mes moyens de vous être utile en attendant que vous arrêtiez votre choix, ce serait un immense plaisir de vous soulager de quelques devoirs, Majesté.

Elle aurait fait n’importe quoi afin qu’Elle soit sereine. Une tâche ingrate à ses côtés valait mieux qu’une mission chez les mortels.

— Je t’en remercie. Pour l’heure, je n’ai besoin que de compagnie, puis j’irai reprendre les audiences. Les nouveaux arrivants ne sont pas très bavards.

Diane ne la contredit pas. Elle-même avait à peine prononcé trois mots lors de son entrevue. À l’instar de nombreuses âmes avant elle, elle s’était sentie déboussolée et apeurée en apprenant son décès, en découvrant qu’elle serait contrainte d’évoluer dans un monde étranger. Des appréhensions qui, par chance, n’avaient pas duré.

— Quand es-tu rentrée ? lui demanda son interlocutrice.

— Il y a deux heures, je dirais.

Rien que le temps de guider le défunt qu’elle était allée chercher jusqu’à la salle du trône, puis de passer chez elle laver les traces de son combat avec les parasites.

— Aurais-tu croisé Caleb ? Lui non plus n’était pas censé tarder à revenir.

— Je ne l’ai pas aperçu. J’en suis désolée.

— Ce n’est rien. Je suis convaincue qu’il m’avertira en personne de son retour.

Diane grimaça. Caleb était une véritable épine à son pied.

Il était tout ce qu’elle ne supportait pas : insouciant, sûr de lui, désireux de se rendre chez les vivants. Il avait eu le toupet d’affubler l’une des créations de leur souveraine d’un sobriquet ridicule ! Flocon était l’unique chien spectral baptisé. Elle n’aurait guère été étonnée d’apprendre qu’il désignait également les Spectres par un surnom…

Malgré son comportement frôlant souvent l’irrespect, la Mort semblait très attachée à lui, ce que Diane avait beaucoup de mal à comprendre. Caleb ne lui témoignait pas l’estime à laquelle Elle avait droit ; seule sa fonction de chevalier l’intéressait et, bien qu’il ait toujours honoré les règles propres à son rôle, son imprudence avait plus d’une fois failli lui coûter cher ! Pourtant, Elle prenait sa défense et ne le remettait pas en cause. Par moments, Diane avait le sentiment qu’Elle lui accordait davantage sa confiance qu’aux autres Envoyés, et cela la terrifiait.

Il n’était pas rare que sa Reine passe un instant en sa compagnie, comme maintenant – une attention qu’Elle n’octroyait d’ordinaire à personne. Elle y avait vu une preuve qu’Elle l’appréciait, une sorte de lien entre elles qu’elle affectionnait. Mais avec l’arrivée du jeune homme au Royaume, Diane n’était plus l’unique personne à partager une certaine proximité avec Elle. Chaque jour qui s’écoulait était un jour où elle craignait d’être effacée par Caleb, d’être à nouveau aussi transparente que Claire.

Elle ne pourrait l’accepter ! Elle ne saurait tolérer qu’il lui vole ce qui comptait le plus à ses yeux. Au fil de ses réflexions, une pensée s’insinua dans son esprit, terrifiante et inadmissible.

Et si c’était Caleb qu’Elle choisissait pour Second ?

.

.

Laisser un commentaire