La Piscine

La Piscine

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La Piscine
© Rose P. Katell (tous droits réservés)
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Le bus freine et s’immobilise sur le bitume. Ses portes s’entrouvrent dans un chuintement, puis libèrent une poignée de voyageurs avides d’en descendre ; l’intérieur du véhicule s’apparente à un four depuis que la canicule règne sur la région.

Nathalie appartient à la catégorie des chanceux qui s’en extirpent. Toutefois, elle n’en éprouve pas le moindre soulagement. L’air est étouffant et la caresse du soleil brûlante, son corps moite de sueur le lui rappelle trop aisément. Sa jupe midi rouge – sa préférée – lui colle aux cuisses tandis que la fluidité de son haut à fleurs ne lui est d’aucun secours dans sa quête de fraîcheur. Elle ne pense même pas à prendre ses cigarettes dans son sac tant la chaleur se montre oppressante.

Un peu de courage, tu seras bientôt chez ta future belle-mère !

Sa réflexion lui arrache un sourire. Sans la température actuelle, elle ne s’y rendrait qu’avec les pieds de plombs, elle en a conscience.

Des mois plus tôt, lorsque Christophe lui a proposé d’utiliser le bain privé de ses parents, elle n’a pas hésité un instant avant d’accepter : manquer son plongeon hebdomadaire lui était inconcevable, mais la piscine municipale lui tapait sur le système, en grande partie à cause du non-respect de certains baigneurs. L’opportunité de nager seule était donc très tentante.

Aujourd’hui néanmoins, il lui arrive de regretter sa décision. Françoise est loin d’être une femme méchante, elle se montre douce et agréable envers elle à de nombreux égards. Cependant, leurs différences d’opinions sont si flagrantes qu’elles les séparent comme un gouffre. Lorsqu’elle est avec elle, Nathalie songe souvent que Françoise est restée coincée vingt ans en arrière, dans les années cinquante.

Certains jours, tout se déroule à merveille. Nathalie sonne chez elle, plonge dans le bassin et se délecte de son calme. Elle nage ensuite une ou deux heures, après quoi elle boit un verre d’eau et discute en sa compagnie en attendant le retour de son fiancé. Hélas, il arrive aussi que leur conversation soit houleuse. Françoise ne peut par exemple ni admettre ni comprendre qu’elle défende des causes semblables au droit à l’avortement et ne lui cache pas sa désapprobation. Ces fois-là, Nathalie n’a qu’une hâte : que Christophe la rejoigne.

Aujourd’hui encore, bien que la chaleur la pousse à y aller avec enthousiasme, elle s’interroge sur le déroulement de l’après-midi. Un soupir lui échappe… Peut-être aurait-il mieux valu filer à la plage et profiter de la mer afin d’éviter de se tracasser ? Non, mauvaise idée. Elle n’a pas envie de se perdre dans un coin bondé. La hausse des degrés a la fâcheuse tendance d’amoindrir sa sociabilité.

Le bungalow de ses beaux-parents lui apparaît. Quoi que bungalow soit un euphémisme pour leur habitation, villa serait plus approprié – à croire que le couple se fait un devoir de montrer au monde qu’il n’est pas dans le besoin. Nathalie soupire devant un tel affichage de richesses, puis entrebâille la barrière et s’engage sur le chemin de pierre qui mène au portillon.

Elle effleure la sonnette, et on lui ouvre aussitôt. Elle soupçonne Françoise de l’avoir attendue dissimulée derrière la fenêtre et se force à lui donner une bise amicale. Puis elle pénètre dans les lieux sans s’étonner de l’absence de son beau-père – l’homme est rarement chez lui. Elle est presque soulagée de ne pas le croiser. Elle le trouve un peu étrange, taciturne et n’a pas d’idées pour engager la discussion avec lui. Par moments, elle a l’impression qu’il vit dans un autre monde, qu’il sait des choses que chacun ignore.

Elle chasse ses réflexions. Arrête de t’imaginer des films.

— Je t’attendais, lui déclare Françoise.

— Ah ? Le bus était pourtant à l’heure.

— Oh ! Je déteste les transports en commun. Il faut trop patienter et on y est si entassé… Je ne m’explique pas pourquoi les gens continuent à les emprunter. C’est plus simple d’avoir son propre véhicule et de n’être attaché à aucun horaire.

La remarque manque lui arracher un rire jaune. Je me demande à combien d’occasions vous avez pris le bus dans votre vie. J’ai l’impression que vous avez toujours eu quelqu’un afin de vous conduire là où vous le désiriez et qu’il en sera longtemps ainsi. Elle se garde toutefois de prononcer ces mots à voix haute, pas convaincue que sa belle-mère apprécie.

— Mais je parle, je parle… Tu dois être morte de chaud, ma pauvre. File te changer, l’eau est à la température idéale, je l’ai vérifiée il y a une demi-heure !

Nathalie n’attend pas qu’elle le lui répète. En deux temps trois mouvements, elle ôte ses vêtements et dévoile un bikini dont les bretelles s’entrecroisent dans le dos. Le regard désapprobateur de Françoise ne lui échappe pas. Néanmoins, elle ne s’en formalise pas. La mère de Christophe aura beau dire ce qu’elle veut, il s’agit de son corps, il lui appartient et elle a le droit de l’habiller à sa guise.

Le bain privé l’accueille tel un vieil ami. Elle oublie sa prudence et ne prend pas la peine d’avancer jusqu’aux marches : elle plonge directement. Françoise ne lui a pas menti, la température est idéale. Elle frissonne de plaisir, puis réalise une première longueur en s’assurant de ne pas avaler de liquide, beaucoup trop salé à son goût – une lubie de son beau-père qui a peur de couler.

Nathalie ne se considère pas comme bonne nageuse, mais elle adore s’y essayer. Il lui suffit d’effectuer la brasse afin de se détendre et de tout oublier. Immergée, elle a le sentiment que personne n’est en mesure de l’atteindre. Plus rien ne lui importe hormis ses gestes et la béatitude éprouvée. Sereine, elle pivote sur le dos, puis se laisse flotter. Les secondes s’égrènent et s’éternisent, doux instants de plaisir.

Elle dérive soudain, comme poussée par un courant. Elle papillonne des paupières et observe le plafond bouger. Non, elle ne rêve pas… Elle se déplace bel et bien ! Nathalie se redresse, manque boire la tasse. Elle scrute ensuite la surface sans repérer de vaguelettes à même d’expliquer sa déviation. Elle se tourne et se retourne… Nul indice, nulle part. Une boule d’anxiété lui comprime la gorge.

Respire ma grande, tu as sans doute bougé les bras sans t’en rendre compte. Ne sois pas stupide et n’aie pas peur pour rien. Tu n’as juste pas été assez attentive.

Oui, c’est forcément cela ! Nathalie se détend, puis sourit de sa pleutrerie. Alors qu’elle songe à se renverser sur le dos, des doigts fins et spongieux se posent sur son épaule… Un frisson la traverse de part en part, violent et incontrôlable.

Elle hurle : son cri résonne entre les murs. Elle se dégage à l’aide de grands mouvements et projette des gouttes partout autour d’elle. En panique, elle file jusqu’au bord du bassin, puis s’élance par-dessus. Elle s’érafle la jambe gauche, mais n’y prend pas garde. Elle ne pense qu’à fuir loin de l’horrible main.

Le carrelage atteint, elle lorgne en arrière et reste figée d’effroi face à ce qu’elle aperçoit. À moins de deux mètres d’elle, les iris clairs d’une femme d’eau la dévisagent.

Nathalie quitte la pièce au pas de course.

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Elle ouvre les yeux, contemple un moment le plafond blanc. Elle se tourne sur le côté et comprend qu’elle est allongée sur le canapé de ses beaux-parents. S’est-elle assoupie ? Elle n’en a pas le souvenir.

Nathalie s’assied. Sa tête la lance aussitôt, tenaillée par une douleur aiguë. Que s’est-il passé ? Pourquoi est-elle là ? D’ordinaire, elle retrouve Françoise à la cuisine après avoir nagé dans…

La piscine !

Tout lui revient en mémoire. Sa dérive dans le bain. La terrifiante sensation spongieuse sur son épaule. La femme d’eau… Elle frissonne, puis se rappelle sa chute : elle a glissé en tentant de fuir.

Nathalie se mord la lèvre, elle devine qu’elle a perdu connaissance. À l’idée d’avoir été seule et sans défense avec la créature, son cœur s’affole. Puis elle se demande qui l’a portée jusqu’au divan. Il est impossible qu’il s’agisse de Françoise, elle est trop menue. Christophe serait-il de retour ? L’espoir la gagne. Elle est certaine que lui saura comment réagir ! Il a toujours été son meilleur confident.

Elle ignore son mal de crâne et se lève d’un bond avant de se précipiter vers la porte. Elle n’a qu’une envie : se jeter dans les bras de son fiancé. Hélas, l’écho d’une conversation entre ses beaux-parents la paralyse. Ce n’est pas Christophe qui est rentré…

Les voix qu’elle perçoit sont tendues, rapides. La curiosité la pousse à poser ses paumes et son oreille droite sur l’huis.

— Appelons un autre médecin, implore Françoise. Si c’est plus grave qu’on ne l’imagine ?

— Elle va se réveiller. Le docteur a dit que le choc a été léger et qu’elle s’en remettra. C’était un simple accident.

— Mais je l’ai entendue s’époumoner…

— Tu en es sûre ? la questionne Claude.

— Nathalie courrait : elle est tombée assez violemment pour s’évanouir. Elle n’est pas sotte. Il y a une raison à son comportement.

— Je t’avais pourtant imploré de garder l’endroit clos !

— Pourquoi ? Et quel est le rapport avec Nathalie ?

La principale concernée s’interroge aussi là-dessus.

— Là n’est pas le problème, Françoise, grogne l’homme. La situation aurait pu être bien pire ! Je répète donc mes consignes. Jusqu’à ce que je te confirme que le bassin est à nouveau utilisable, ferme-le. D’accord ?

— Chéri… Nathalie adore nager, et la piscine n’a aucun souci, je l’ai inspectée au matin.

Le timbre de Claude se fait menaçant :

— Tu y es allée ?

— Oui mais…

— Personne n’y entre !

— Enfin…

— Personne ! assène-t-il.

Nathalie sursaute.

— Bien, capitule Françoise.

Son beau-père se radoucit.

— Je réglerai ça très vite, je te le promets.

— J’espère…

— Allons voir Nathalie, maintenant. Et s’il te plaît, pas un mot de notre discussion en sa présence.

Nathalie pâlit et file vers le divan, où elle se rallonge. Le sang lui bat les tempes. Le père de Christophe est au courant pour la chose, elle en est convaincue ! Quelle raison aurait-il de condamner les lieux, sinon ?

Il met à peine un pied dans la pièce que ses soupçons se confirment. Alors que Françoise accourt vers elle et s’enquiert de son état, ravie qu’elle soit consciente, il se contente de la fixer avec insistance. Nathalie est persuadée qu’il cherche à lire en elle, à saisir ses pensées.

Apeurée, elle s’interdit de lui raconter ce qu’elle a vécu.

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Assise sur son lit depuis plusieurs secondes, Nathalie se redresse et effectue une dizaine de pas. Elle a beau essayer de se calmer, sa colère et son chagrin ne s’évacuent pas.

Elle marche jusqu’à son sac à main, en tire son paquet de cigarettes. De l’extérieur, il ressemble à son emballage habituel. Toutefois, son contenu est différent ; son frère cadet fabrique ses propres clopes et il ne rechigne jamais à lui offrir sa part en échange de son silence.

Nathalie pressent que seule une bonne dose sera capable de l’apaiser. Elle cherche donc son briquet lorsque deux coups résonnent contre l’huis.

— Chérie ? Chérie, s’il te plaît. J’ai horreur qu’on se dispute.

Le timbre de Christophe est suppliant. Elle soupçonne qu’il s’en veut et s’attriste de son repli dans la chambre. Néanmoins, elle ne s’attendrit pas.

— Il fallait y songer plus tôt.

— J’ai eu tort de me moquer, je le reconnais. La… la colère ne résout rien, ma puce. Elle ne t’apportera pas la paix.

Elle soupire, mais ne proteste pas. Il a raison, elle est forcée de l’admettre.

— Tu m’autorises à te rejoindre ?

Elle hésite. Il va encore me prendre pour une folle…

— Tu promets de ne plus te gausser de moi ? l’interroge-t-elle en chevrotant presque.

— Je te le jure.

Rassurée, Nathalie se dirige vers la porte, puis la déverrouille. Christophe entre et la serre aussitôt dans ses bras. Sa fureur s’évapore, elle se laisse aller contre son torse.

— Je ne mens pas, Cricri…

— Je… Ta chute a peut-être provoqué cette vision de la femme d’eau ? Tu avais fumé ?

Elle secoue la tête. Elle a déjà réfléchi à la possibilité d’avoir eu une hallucination.

— Non. Je l’ai aperçue avant, pas après. Elle est réelle. Ton… ton père la dissimule.

— Ma mère ne l’a pas remarquée, Nathalie…

La voix de l’homme qu’elle affectionne est douce et compréhensive. Hélas, son ton est clair : il espère qu’elle redescendra vite les pieds sur terre. Un soupir lui échappe. Elle aimerait tant qu’il lui donne du crédit, qu’il la soutienne davantage dans sa mésaventure. Ses propos sont dingues, pourtant elle n’invente rien !

— La créature était présente, souffle-t-elle.

Son corps tremble d’appréhension. Christophe se moquera-t-il à nouveau d’elle ? La traiterait-il d’hystérique ? Son instinct lui hurle que oui. Cependant, il la serre dans ses bras et dépose un baiser sur son front.

— Je suis là, d’accord ? Je suis certain que cette histoire s’arrangera.

— Mais est-ce que tu me crois ?

Nathalie ne se formalise pas de son ton implorant. Il est le cadet de ses soucis.

— Je crois… que tu as besoin de te détendre, lui rétorque prudemment son fiancé. Un bain ? On le prendra ensemble et je m’occuperai de le faire couler.

Elle s’oblige à sourire, puis acquiesce et le regarde s’engager dans le couloir. Une grimace désabusée flotte ensuite sur ses lèvres. Malgré l’amour que Christophe lui porte, il ne semble pas prêt à accorder foi à ses propos. Si elle souhaite obtenir des réponses, elle devra se débrouiller… Consciente qu’il n’existe pas trente-six solutions, elle se mord l’intérieur de la joue.

N’en est sa réticence, il est urgent qu’elle parle avec son beau-père.

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Nathalie observe le portail avec nervosité, puis prie afin que Claude soit présent et lui ouvre. Elle n’a aucune idée de comment justifier son arrivée à Françoise si elle tombe sur elle. D’ordinaire, elle ne vient que pour nager…

Elle inspire un grand coup, remonte l’allée jusqu’au perron. Il est impératif qu’elle calme ses inquiétudes. Si les informations qu’elle a extorquées à Christophe sont correctes, sa belle-mère n’est pas chez elle, mais à son club de lecture. Elle n’a donc aucune raison de céder à la paranoïa : l’unique risque encouru est l’absence de Claude.

Nathalie sonne, puis patiente en silence. Un soupir de soulagement manque lui échapper lorsque le battant s’entrebâille.

— Nathalie ? s’étonne le père de Christophe.

— Bonjour. Je ne vous dérange pas ?

Elle n’est jamais arrivée à le tutoyer.

— Non, non. J’espère juste que tu n’es pas là pour barboter, le bassin est toujours fermé et je m’en voudrais que tu te sois déplacée en vain.

— En vérité, j’aurais aimé vous parler.

— À moi ?

Nathalie opine sans s’offusquer de sa stupeur. Lui et elle ne sont pas proches.

— À propos de la piscine et. de ce qui s’y est produit.

Les paupières de Claude se plissent, mais son ton demeure le même.

— Ta glissade ?

— Je… Je souhaiterais en apprendre plus sur la femme d’eau. Enfin, j’ignore de quelle manière vous la désignez.

— Je suis désolé, je ne saisis pas…

Son interlocuteur se renfrogne. Elle le devine dérouté par son aveu implicite et déglutit avec peine. Tout dans son attitude la conforte dans ses hypothèses.

Ne niez pas, s’il vous plaît. Ne niez pas.

— Vous… vous avez fermé la pièce parce qu’une chose s’y trouve, n’est-ce pas ?

— Nathalie, est-ce que tout va bien ? Tu… Tu as pris de la drogue ?

— Non !

Sa véhémence la surprend. Elle s’accorde deux ou trois secondes afin de se calmer.

— Je vous en prie, enchaîne-t-elle. J’ai entrevu une personne translucide et elle m’a touché pendant que je me baignais. Je sais qu’elle est réelle. Je…

— Arrête.

Il s’agit plus d’un ordre que d’une supplication. Claude est contrarié. Il refuse d’aborder le sujet, voire de l’autoriser à entrer. Son corps ne quitte pas l’ouverture de la porte.

— Arrêtes, répète-t-il. Il n’y a rien chez moi. Tes paroles… Un vrai délire de hippie droguée !

— Non, je…

Il ne lui offre pas le loisir de protester davantage.

— Tu es comme les jeunes qui prônent la paix et l’amour en passant leur temps à se détruire le cerveau. Je t’imaginais plus sage… Tu me déçois.

Non ! Non !

— Je ne mens pas. Par pitié, je…

— Stop ! Je refuse d’en entendre plus.

La colère de son beau-père l’horripile. Nathalie lit dans ses yeux qu’elle ne fabule pas. Il est au courant pour sa « visiteuse » et s’oppose à en discuter avec elle.

— Je ne t’écouterai pas une minute de plus m’accuser d’être mêlé à… des fariboles, oui. Un être aqueux chez moi ! Ridicule !

— Je…

— Tu seras la bienvenue ici quand tu n’auras plus la moindre saloperie dans ton organisme. Prends garde à ce que mon épouse ne t’aperçoive pas dans un état pareil. Elle t’estime beaucoup…

D’un geste brusque, Claude lui claque l’huis au nez.

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Nathalie referme le battant du bungalow dans son dos, puis s’échine à contrôler sa respiration. Son cœur palpite, elle ne parvient pas à réaliser ses actions. Oh, comment a-t-elle réussi à piquer les clefs de Christophe, à attendre que Françoise et Claude soient hors de leur demeure, puis y pénétrer telle une voleuse ? La curiosité qui la ronge depuis son altercation avec Claude était-elle insoutenable à ce point ? La honte la tenaille, mais l’envie de découvrir la vérité est plus grande encore.

Nathalie effectue une dizaine de pas dans le couloir. Elle a besoin de s’assurer qu’elle n’est pas folle, besoin de comprendre. Elle ne « guérira » pas, sinon ; à la place, elle continuera à cauchemarder aux horribles doigts spongieux qui l’ont effleurée… La perspective l’angoisse tant qu’elle oublie ses remords et se sent prête à pénétrer dans le bain privé par effraction.

Elle se dirige vers le verrou qui le dissimule à pas précipités. Elle désire en finir au plus vite, la simple idée d’être attrapée la main dans le sac la glace d’effroi. Elle déniche la clef sans aucune difficulté et entre enfin, apeurée et excitée.

Nathalie scrute l’eau à distance. Elle ne remarque rien et s’en approche avant d’effectuer le tour du bassin.

— Il y a quelqu’un ? demande-t-elle.

L’impression d’être une idiote la taraude, toutefois elle s’interdit d’abandonner. Elle repose sa question à plusieurs reprises.

Ses efforts paient. Une silhouette féminine jaillit du liquide et entrouvre ses lèvres ruisselantes.

— Tu es revenue…

Nathalie se pétrifie. Sa preuve se tient là, juste devant elle ! Elle n’en éprouve pourtant pas de joie et recule d’instinct.

— Tu es réelle, chuchote-t-elle.

L’émergée acquiesce.

— Je suis désolée de t’avoir affolée l’autre jour. Ce n’était pas mon intention.

Son timbre doux la rassure. Elle ne paraît pas hostile.

— Ta tête est-elle douloureuse ? l’interroge-t-elle en nageant vers elle.

— Je… je n’ai plus mal.

— Je t’effraie ?

Nathalie dément. Bien que présente, sa crainte n’est plus aussi intense que lors de leur rencontre. Nulle agressivité ne plane dans l’air, elle ne se juge pas en danger. Qui plus est, avoir la certitude de ne pas être cinglée la soulage et la détend.

— Tu n’es pas fâchée d’avoir été blessée à cause de moi ?

L’étrangeté de la situation lui saute au visage, mais elle s’efforce de l’accepter. Elle a après tout choisi de la provoquer.

— Non, réplique-t-elle avec sincérité, il s’agissait d’un accident. Je… c’était la première fois que je rencontrais une… une…

— Je suis une nixe

— Une nixe, répète-t-elle.

Que signifie un nom pareil ?

— Une habitante des lacs et rivières, si tu préfères. J’ai essayé d’entrer en contact avec toi. Je souhaitais discuter.

Intriguée, Nathalie s’avance jusqu’au bord de la piscine et s’accroupit. Ses appréhensions se dissipent de seconde en seconde. Elle pressent que ladite nixe ne lui causera pas de tort. Une sorte d’aura se dégage d’elle, un petit rien qui l’incite à lui accorder sa confiance.

— Aide-moi, l’implore soudain celle-ci.

Elle hoquette. Pour quoi ? Et pourquoi moi ?

— Il faut que je sorte d’ici, poursuit la femme d’eau. Le sel… il me blesse, il m’affaiblit. Cet endroit est une prison conçue pour les miens, les êtres du monde autre.

— Le monde autre ?

Le nom sonne étrangement à ses oreilles ; admettre son existence ne lui est pas aisé. On se penserait dans un rêve…

— Le monde invisible, mon monde. Oh, sors-moi d’ici avant qu’il revienne !

Il ?

— Qui ?

— Cet individu atroce !

— Claude…, murmure Nathalie. Il te retient, n’est-ce pas ?

La créature opine.

— Il cache donc en effet des secrets…

Mais quelles raisons ? Elle est incapable de le déterminer.

— C’est un chasseur. Ses pairs et lui nous traquent et nous éliminent… Ils nous enferment des jours durant dans des lieux emplis de solution saline afin de nous affaiblir ! Puis dès qu’ils se sont réunis, ils nous traînent dans leur planque, où ils nous mettent à mort… J’ai peur. J’ai si peur !

Le souffle de Nathalie se fige.

— Mon Dieu !

— Je t’en prie, aide-moi…

Le ton employé est tellement implorant ! Elle ne peut y rester insensible. Pourquoi diable Claude la torture-t-il ? Ses actes la dépassent.

Je ne peux pas demeurer les bras croisés.

— Comment ? chuchote-t-elle.

— Oh, merci ! Merci, merci ! Tu… Trouve un récipient de n’importe quelle taille, je m’y fonderai. Transporte-moi ensuite hors d’ici et amène-moi dans le cours d’eau douce le plus près. Tu es mon dernier espoir, je…

— Que fiches-tu là !?

Nathalie sursaute, puis se retourne. Apercevoir son beau-père l’épouvante ; ses pupilles s’écarquillent de terreur. Un remous dans le bassin lui indique que son interlocutrice s’est immergée en totalité. Elle est seule pour affronter la tempête qui approche…

— Je…

Sa gorge est si nouée qu’elle ne parvient pas à en sortir plus de mots. Tétanisée, elle observe Claude la rejoindre d’un pas lourd de colère. Sa peur est telle qu’elle ne réagit même pas lorsqu’il la soulève et l’entraîne hors de la pièce. Une petite voix lui murmure que protester aggraverait son cas – elle n’a que trop conscience du caractère criminel de ses actions.

L’homme l’emmène au salon, où il lui ordonne de prendre place. Penaude, elle s’exécute sans chercher à fuir.

— Je n’en reviens pas, Nathalie ! Es-tu sérieuse ? N’as-tu aucun respect envers Françoise et moi ? J’ignore ce qui me retient d’appeler la police ! Christophe est-il informé de ton « escapade » ?

Nathalie secoue la tête avec hâte, puis tente de s’excuser.

— Je…

— Tu n’es qu’une idiote ! l’interrompt Claude. Et une ingrate, par-dessus le marché… Est-ce ainsi que tu nous remercies de t’avoir accueillie dans notre famille ?

La fureur qu’il dégage la rend muette. Sans oublier les révélations qui lui ont été faites, elle réalise la folie de son entreprise.

— Alors ? N’as-tu rien à dire pour te défendre ?

— Je… je suis désolée, bafouille-t-elle tandis que les larmes lui montent aux yeux. J’avais besoin de découvrir si j’avais halluciné. Je ne voulais pas vous causer du tort, vous… vous aviez refusé de me parler et…

— Respecter un interdit t’est-il si difficile ? éructe Claude. Roh ! J’avais prévenu Françoise que te proposer de te baigner chez nous était une idée désastreuse !

Ses mots l’aident à sortir de sa torpeur. Elle ne réussit pas à retenir une question :

— Est-elle au courant que vous y avez entravé un habitant des rivières ?

L’expression de Claude se ferme davantage.

— Je vois. Tu délires encore. Il faut vraiment que tu te soignes, Nathalie…

L’insinuation allume en elle un brasier de colère.

— Non ! Je vous défends de prétendre que je me drogue. J’ai rencontré la nixe, et vous vous en doutez ! Elle… elle m’a tout raconté. Vos amis traqueurs et vous l’avez capturée. Vous avez l’intention de l’éliminer ! C’est cruel, vous… vous n’en avez pas le droit !

— Pas le droit, hein ? siffle Claude.

Nathalie se tasse dans son fauteuil. Elle jurerait qu’il se contient afin de ne pas la gifler.

— Petite cruche ! Tu ne te demandes pas pourquoi nous souhaitons l’éliminer ? Ne parle pas de ce que tu ne connais pas, Nathalie.

— Je…

— Non, je refuse d’en entendre plus. Va-t’en maintenant, quitte la maison ou je me fâche !

— Mais…

— Quitte la maison, répète-t-il avec hargne.

L’ordre est sec, sans appel. Nathalie se lève. Ses joues sont humides. D’une démarche timide, elle se dirige vers l’entrée.

Claude lui agrippe le bras.

— Tu… Tu n’es pas une méchante fille. Oublie cette histoire, promets de ne pas mentionner tes découvertes, et Christophe n’apprendra pas ta « visite ». Suis-je assez clair ?

Les lèvres tremblantes, elle n’a pas d’autre choix que d’acquiescer…

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Les jours s’écoulent. Hélas, Nathalie n’arrive à oublier ni ce qu’elle a aperçu ni ce qu’elle a entendu… Elle ne cesse de songer à la femme d’eau et à son emprisonnement. La nuit, son visage lui apparaît en rêve, suppliant et déformé par la douleur que le sel lui provoque. Ne pas penser à l’avenir qui l’attend lui est impossible. Elle sait que Claude finira par l’éliminer, que sa propre fuite lui a arraché tout espoir.

Tandis que l’aube se lève, Nathalie se mord la langue. La livrer à son sort la culpabilise, mais la perspective de désobéir à Claude l’horrifie. Elle le devine prêt à tout pour l’empêcher d’intervenir.

Tu n’es qu’une lâche, se sermonne-t-elle, pas la peine de te chercher des excuses. Tu prônes la paix et la liberté, pourtant tu demeures aveugle face à la détresse d’une créature sans défense. En refusant d’affronter Claude, tu la condamnes !

Le constat la chagrine tant qu’elle s’effondre en larmes. Est-elle ce genre de personne ? Compte-t-elle autoriser l’assassinat d’une innocente ? Une couardise pareille ne lui ressemble pas !

Consciente de toucher une vérité, Nathalie relève la tête. Pourquoi s’enferme-t-elle chez elle ? Continuer à se morfondre est vain ! Oh, elle s’est toujours battue pour les causes qui lui tenaient à cœur, qui lui semblaient justes… Arrêter à cause de son beau-père reviendrait à se trahir.

La détermination la gagne. Malgré les risques, il est impératif qu’elle s’échine à sauver la nixe. Elle ne pardonnera jamais son inaction, sinon. Oui, c’est la bonne décision, elle le sent. Elle ne cédera pas à Claude. Elle ne tolérera pas sa cruauté.

Elle essuie les sillons humides sur ses joues, puis déboule dans les escaliers avant que la crainte n’amoindrisse sa résolution. Elle monte au grenier et remue son bric-à-brac jusqu’à dénicher le bocal de son ancien poisson rouge.

Il sera parfait !

Nathalie se précipite au rez-de-chaussée, attrape son trousseau de clefs. Elle sort ensuite de son logis et s’engouffre dans le premier bus qui passe. Le trajet menant chez ses beaux-parents lui paraît interminable. Néanmoins, elle réduit son impatience au silence ; le véhicule n’ira pas plus vite parce qu’elle a soudain décidé de réagir.

Elle parvient devant le bungalow. La nécessité de ne pas foncer dans le tas lui saute tout à coup aux yeux… Avec honte, elle réalise n’avoir rien préparé. Elle n’a même pas repris les clefs de Christophe !

Elle déglutit, puis s’interroge. Qu’est-ce qui est le plus sage ? Rentrer récupérer les fameuses clefs ou continuer ? La seconde option n’est pas sans risques, mais elle comporte l’avantage de ne pas lui faire perdre plus de temps. Qui plus est, Françoise ne verrouille pas la porte lorsqu’elle est là…

Nathalie se décide. Elle inspire un bon coup et vérifie que nul ne l’observe par une fenêtre, puis s’engage sur l’allée de l’habitation et y pénètre à pas de loups. Sa respiration s’accélère de concert avec les battements de son cœur. Son récipient à la main, elle se faufile dans les couloirs jusqu’à atteindre le battant du bassin privé. La peur ne la quitte pas : sa belle-mère n’est pas loin, elle l’entend siffloter un air à la mode.

Elle agrippe la clef de la pièce, la tourne dans la serrure, puis se précipite à l’intérieur avec anxiété. Se dépêcher, il faut qu’elle se dépêche. L’idée d’être attrapée la main dans le sac la terrifie !

— Pss… psss, murmure-t-elle. Êtes-vous encore là ?

Une silhouette émerge de l’eau et se dévoile jusqu’au tronc.

— Tu es revenue !

Nathalie confirme d’un geste, s’accroupit, puis tend le contenant apporté, l’immergeant en partie dans le liquide salé.

— Vite, implore-t-elle, je n’ai aucune envie qu’on me surprenne…

— N’oublie pas : un cours d’eau douce, le plus proche.

Elle opine en toute hâte. Son interlocutrice plonge dans le bocal – elle s’y fond tant et si bien qu’il devient impossible de la différencier de l’élément aqueux ! Nerveuse, Nathalie ramène son ancien aquarium contre sa poitrine, puis rebrousse chemin.

Les sifflements incessants de Françoise l’angoissent à un point tel qu’elle manque trébucher et ne contient un juron que de justesse – oh, il serait si bête d’être entravée dans sa mission si près du but ! Nauséeuse, elle presse son allure et ne ralentit qu’une fois hors du bungalow…

Incapable de croire en sa chance, elle s’éloigne d’une démarche qu’elle espère naturelle. J’ai réussi… Mon Dieu, j’ai réussi… Elle ne recouvre un calme relatif qu’au moment de quitter la rue.

— Courage, chuchote-t-elle à sa protégée, tu seras bientôt libre.

Nathalie s’engage sur les sentiers parcourus avec Christophe l’été dernier afin de rejoindre la rivière où ils se sont baignés. Elle est convaincue que l’être du monde autre s’y plaira et y trouvera le moyen d’éviter Claude ou les chasseurs.

— Nous y sommes presque.

Déjà, le bruit du courant effleure ses oreilles. Elle accélère son allure et finit par atteindre l’endroit désiré. D’un geste souple, elle renverse le contenu de son fardeau dans l’étendue mouvante.

La nervosité la gagne derechef. A-t-elle été assez rapide ? Son sauvetage a-t-il fonctionné ?

Comme pour le lui confirmer, la « femme » emprisonnée par Claude se dévoile et la gratifie d’un sourire enchanté. L’impression que rien n’est en mesure de lui arriver pendant qu’elle est en sa compagnie la saisit à nouveau, aussi douce que réconfortante.

— Merci de m’avoir sauvée.

— Je t’en prie, souffle-t-elle.

La nixe lui tend les bras avec reconnaissance. Nathalie n’hésite pas. Heureuse d’avoir agi en son âme et conscience, elle accepte l’étreinte proposé et la sert contre elle.

— Hélas, tu aurais dû écouter le traqueur, persifle soudain la créature d’une voix cruelle tandis qu’elle affermit sa prise sur elle.

Et sans lui offrir l’occasion de se débattre, elle l’entraîne sous la surface…

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