Mauvais pas

Mauvais pas

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Mauvais pas
© Rose P. Katell (tous droits réservés)
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Le coup de feu part.

Elle s’arrête et roule la nuque juste à temps pour apercevoir un individu s’écrouler dans une venelle adjacente.

Son sang se glace. Elle a bien entendu qu’on y haussait le ton quelques secondes plus tôt ; cependant, elle a continué de marcher. Le quartier est bruyant. Chaque soir ou presque, une dispute se déclare dans tel ou tel coin, et rares sont ceux qui se retournent encore aux premiers éclats de voix.

Cette fois pourtant, c’est différent. Il lui faut reculer, elle en a conscience. Hélas, elle est tétanisée, incapable de remuer d’un pouce…

Le meurtrier pivote, puis la remarque. La lueur dans son regard est claire : il ne désire aucun témoin. Son instinct de survie s’enclenche. Poussée par une force invisible, elle se met à courir, mais l’homme la talonne : elle perçoit le bruit de ses pas sur le bitume. Un signal résonne dans sa tête.

Danger. Danger. Danger.

Les larmes se déversent sur ses joues.

Un second coup de feu retentit. Elle crie sans ralentir. Il est impératif qu’elle s’échappe, personne ne lui viendra en aide au beau milieu de la nuit. Oh, elle ne veut pas disparaître ainsi !

Nouvelle détonation.

La balle la frôle. Son cœur tambourine tant dans sa poitrine qu’elle ne parvient plus à en dénombrer les battements. Elle doit fuir plus vite.

Les habitations et rues défilent devant ses yeux lorsque soudain, elle reconnaît la ruelle où elle se trouve. Une idée lui effleure l’esprit et amène l’espoir en son sein.

Elle n’hésite pas. Tandis que le chuintement des semelles de son assaillant se rapproche, elle fonce à hauteur d’une grille en fer forgé dont l’un des barreaux est déformé. L’espace entre lui et son voisin est mince, mais elle est en mesure de le franchir, elle est souple et fine.

Elle se concentre, se dépêche. Miracle, elle est passée !

Les pas de son poursuivant se font plus lourds ; il n’est plus loin. Par chance, la pénombre est son alliée. Elle se cache derrière le mur adjacent au portail, puis retient sa respiration en espérant que sa ruse fonctionne.

Un souffle rauque lui apprend que le criminel se tient de l’autre côté de la pierre. Ses muscles se raidissent. Les secondes s’apparentent à de longues minutes.

Enfin, il s’éloigne. Ses genoux s’entrechoquent.

Tremblante, elle chute au sol, puis avise un mince filet de sang sur sa cheville…

— Grâce ? Grâce, tu m’entends ?

La ballerine sort de ses pensées. Elle essuie une fine pellicule de sueur sur son front et s’efforce de sourire. Par bonheur, Nina ne s’alarme pas de l’état dans lequel l’ont plongée ses souvenirs – sans doute le met-elle sur l’effort qu’elle a fourni.

— Excuse-moi, j’étais dans la lune. Tu disais ?

— Je te demandais comment allaient tes pieds ? Tu es penchée dessus et les masses depuis une éternité. Il me reste du produit apaisant, je te le passe ?

— Ça ira, merci.

Grâce grimace. Il est vrai que ses appuis ne sont pas beaux à voir… mais qu’importe. Il s’agit du prix à payer pour s’améliorer, pour devenir une étoile. Elle les panse avec soin, puis enfile ses bottes fourrées. L’hiver se montre glacial et le froid la mordra dès qu’elle mettra le nez dehors.

Elle se lève de son tabouret, puis se glisse dans son manteau. La plupart des filles sont déjà parties. Le vestiaire qu’elles partagent lui paraît grand. Elle se tourne vers son amie, sourit. De crainte que les séquelles d’une ancienne blessure se manifestent, Nina s’étire toujours.

— Tu serais ennuyée si j’y allais ? l’interroge-t-elle.

— Du tout. File te reposer. Surtout, sois en forme demain !

Grâce acquiesce. La représentation du lendemain sera l’une des plus importantes du mois. Nombre de personnalités politiques y assisteront, et leur directeur ne leur pardonnera pas la moindre faute. Elle refuse toutefois de s’inquiéter ; elle connaît ses pas par cœur et s’entraîne dur afin rester à niveau.

D’un pas rapide, elle quitte les lieux, puis s’engage dans les rues. Le couvre-feu ne tardera plus à poindre, regagner son domicile est une priorité.

Nonobstant la noirceur de la nuit, elle ne peut s’empêcher de constater à quel point les chaussées semblent désolées. Beaucoup de magasins ont fermé à cause de la crise. Les devantures closes et clouées par de larges planches de bois sont presque plus présentes que celles ouvertes…

Grâce soupire sans s’y attarder. Elle n’a pas le temps de flâner. Néanmoins, en marchant près d’une ruelle en particulier, son allure ralentit. Ses pupilles scrutent l’endroit avec panique et un poids lui tombe dans l’estomac.

Plus d’une semaine s’est écoulée depuis qu’elle a été témoin d’un acte affreux. Pourtant, l’appréhension la tenaille encore. Et si le meurtrier revient ? Et s’il la reconnaît ? Les premiers jours, elle n’a pas osé rentrer chez elle par ce chemin. Elle a effectué un détour et prit le risque d’être dehors après l’heure légale.

Elle n’a pas revu l’assassin dans le coin, mais elle n’a pas parlé de lui, même lorsque les autorités ont découvert le corps… Le couvre-feu était largement passée au moment des faits. Avouer y avoir assisté aurait signifié s’exposer à une lourde peine.

Grâce finit par atteindre sa résidence. La porte de l’immeuble n’est pas fermée, aussi n’a-t-elle pas besoin de sortir ses clés de son sac. Elle monte les trois étages qui la séparent de son appartement, puis croise son voisin de palier, qui l’observe avec un air désapprobateur. Consciente qu’à ses yeux une femme non mariée n’a pas à se promener seule quand le soleil est couché, elle choisit de l’ignorer.

Elle s’engouffre dans son deux-pièces, puis se laisse tomber sur son canapé-lit. La fatigue l’engourdit, les entraînements et les répétitions se sont enchaînés.

Elle souffle quelques minutes avant de se lever et de se diriger vers son plan de travail, à côté du frigo. Certains jours, la petitesse de son logement lui pèse. Il lui faut cependant reconnaître qu’avoir tout dans une pièce et à portée de main est pratique.

Épuisée, Grâce se concocte un repas léger et rapide. Pressée de rejoindre Morphée, elle se rend ensuite dans la salle de bain, où elle actionne le robinet de sa douche, puis hoquette. Elle n’a pas d’eau chaude : les autres locataires en ont profité durant son absence…

Résignée, elle se jette malgré tout sous le jet. N’en est sa froideur, l’eau lui procure un bien fou. Elle détend ses muscles et chasse sa langueur.

Grâce ne s’accorde pas le loisir de revêtir sa robe de nuit. Elle marche vers son divan, qu’elle déplie. Sa couette et son cousin extirpé de la penderie, elle remonte son réveil et se couche.

La tête posée sur l’oreiller, elle ferme enfin les paupières lorsqu’un bruit capte son attention. L’écho d’un murmure frôle ses oreilles tel un bourdonnement… Elle en déduit que l’un ou l’autre de ses voisins discute.

Toutefois, lorsque le son gagne en intensité, Grâce se redresse. Il est trop proche, ce n’est pas normal. Elle se concentre, cherche à comprendre d’où il provient.

— Grâce…

Elle sursaute, puis se retourne avec violence, mais personne ne se tient derrière elle. Un rire nerveux s’évade de sa gorge. Elle doit être plus harassée qu’elle ne l’imagine !

— Grâce.

Un cri lui échappe. Est-elle folle ?

— Grâce !

D’un mouvement, elle se cache sous sa couverture. Ses membres tremblent, son cœur tambourine dans sa poitrine. Que lui arrive-t-il !?

— Grâce…

Elle se bouche les oreilles, se répète que ce n’est pas réel. Terrorisée, elle n’ose plus bouger et prie afin de s’endormir rapidement.

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La mystérieuse voix se manifeste derechef à son réveil. Apeurée, Grâce met moins de temps qu’à l’accoutumée pour se préparer, puis s’enfuit retrouver Nina dans leur loge, mais celle-ci n’y est pas. Par chance, la tonalité ne l’a pas suivie et elle en soupire de soulagement.

Un frisson la parcourt, qu’elle tente de chasser. Son unique – et très importante – représentation est en soirée, mais elle ne désire pas se montrer déconcentrée au travail. Elle se force à se détendre, à recouvrer ses esprits. Il est impératif qu’elle oublie sa mésaventure, qu’elle se convainque d’avoir rêvé. Une danseuse distraite est une mauvaise danseuse.

Tremblante, elle commence ses étirements et exercices, noyant ses souvenirs dans l’effort. Elle s’y applique tant que, jusqu’à ce que Nina n’entre et ne l’interpelle, elle n’est plus que pointes et souplesse. Plus rien n’existe hormis son corps et ce qu’elle lui demande d’accomplir. Grâce est fière de la facilité avec laquelle il exécute ses ordres, sans faillir un instant. Si elle persévère, elle deviendra l’une des premières ballerines du ballet, elle n’en doute pas. Elle est née pour danser ; à l’instar de Nina, elle a intégré les lieux très tôt, à l’âge de quatre ans.

— Déjà en train de t’exercer ? la taquine son amie.

— Eh oui, réplique-t-elle avec le sourire.

Ravie par sa présence et désormais tranquillisée, Grâce engage la conversation et attend ses collègues, impatiente que les répétitions débutent.

Le directeur leur accorde une longue pause avant le spectacle. La plupart des ballerines choisissent de sortir ou de rentrer se reposer, mais Grâce et Nina demeurent sur place. Toutes deux aiment profiter de l’espace et du confort du bâtiment. L’endroit est un peu leur seconde maison ; il les a vues grandir, il a surpris leurs joies, leurs peines, nombre de leurs secrets…

Grâce hésite à se confier au sujet de la tonalité qui la hante, à livrer la peur qu’elle lui a inspirée et son sentiment de devenir cinglée. Elle en a besoin. Hélas, le courage lui fait défaut et elle préfère discuter avec désinvolture. Avec un peu de veine, il ne se passera plus rien quand elle gagnera son appartement. Et sinon, elle suppose que Nina acceptera de l’héberger quelques nuits si elle lui déclare avoir des soucis d’eau ou d’électricité…

Les minutes filent. Bientôt, il est l’heure de se préparer. Ce soir, elles jouent La Belle au bois dormant. Depuis plusieurs années, Grâce tient le rôle d’une demoiselle d’honneur, mais elle espère en secret en recevoir un plus cruciale, comme celui de la fée des lilas. Un nouveau personnage lui permettrait de continuer à évoluer, d’être repérée et de donner des ballets privés, mais aussi d’avoir une loge personnelle et un meilleur salaire.

Lorsque survient le moment de monter sur scène, elle est prête et effectue tous ses pas avec brio. La fierté l’envahit à mesure que lui montent les acclamations du public. Elle a rempli sa mission !

Grâce reste ensuite à l’arrière des rideaux afin d’observer ses congénères. L’interprète d’Aurore brille de mille feux ; quand elle enchaîne plusieurs pirouettes rapides et gracieuses, les applaudissements se déchaînent.

Elle sourit. Les spectateurs se montrent toujours impressionnés face à ces pas. Or, ce n’est pas le plus remarquable : le véritable talent réside dans sa faculté à incarner un protagoniste, à transmettre des émotions – autant de choses qui ne se réalisent pas avec des sauts.

Soudain, Nina lui attrape la main.

— Un jour, nous serons encouragées ainsi ! lui jure-t-elle avec un sourire.

Attendrie et déterminée, Grâce le lui rend aussitôt.

La représentation se termine dans un triomphe. Moins fatiguée que la veille grâce à l’adrénaline, Grâce salue la troupe, puis emprunte le chemin du retour. L’enthousiasme témoigné par la foule continue à la griser ; elle est plus légère et confiante que jamais. Nina a raison, un jour elles seront en haut de l’affiche !

Perdue dans ses rêveries, elle rejoint son quartier d’une démarche tranquille.

Un vent frais la saisit. Il lui arrache un frémissement et elle resserre son écharpe autour de son cou. La première décision qu’elle prendra lorsqu’elle gagnera mieux sa vie sera de louer un logement plus près de son lieu de travail. Oh, elle imagine si facilement cette existence qui lui tend les bras !

— Grâce.

La ballerine interrompt tout mouvement, figée…

— Grâce.

Non ! Pas ici. Pas encore !

Elle scrute les alentours, mais ne note personne. Terrifiée, elle se remet en marche d’un pas nerveux.

— Grâce, stop.

Les dents serrées, elle accélère l’allure.

— Non.

L’ordre claque, formel. Sa panique devient tel qu’elle lui comprime la cage thoracique.

— Non ! Grâce !

— Laissez-moi tranquille, sanglote-t-elle. S’il vous plaît…

— Stop. Pas par là, Grâce !

Elle n’écoute pas et cherche à fuir son interlocutrice invisible. Sa rue est proche. Avec peu d’espoir, elle se surprend à prier pour qu’elle ne la suive pas jusqu’à chez elle.

— Demi-tour !

Un hoquet lui échappe. Elle se mord la langue ; plus qu’un carrefour et sa résidence l’accueillera. Un environnement plus familier l’aidera à affronter les événements.

Le coin de sa rue lui apparait. Elle s’y engage au pas de course.

— Non !

Soudain, Grâce se pétrifie. Sur le seuil de la demeure qui l’accueille se tient un homme en partie dissimulé par la pénombre ambiante. Il est dos à elle. Cependant, elle le reconnaît à sa stature, comme si son instinct de survie cherchait à l’avertir du danger. Il s’agit du meurtrier de la ruelle.

Elle retient un cri de justesse. Il est là pour elle, elle le devine sans peine !

Horrifiée, elle demeure de marbre, incapable de remuer d’un pouce. S’il décide de pivoter, c’en sera fini d’elle…

Quelqu’un l’agrippe par les épaules et la traine en arrière. En une fraction de seconde, elle retrouve la rue qu’elle vient de quitter.

— Je t’ai dit de ne pas y aller  ! Tu ne m’as pas entendue ?

Reconnaissant la voix qui l’a poursuivie, Grâce pivote d’un bond. Son sang se glace : la petite fille qu’elle découvre est translucide. Pire, elle flotte dans les airs ! Sa bouche s’ouvre dans un hurlement muet.

— Tu es folle ? souffle l’apparition tandis qu’elle lui plaque une main dure et froide sur les lèvres. Si tu hurles, il t’entendra !

Elle ne répond pas.

— Bon. Il y a moyen d’entrer chez toi sans passer par la porte principale ?

Sa « sauveuse » semble épuisée. Incrédule, Grâce la dévisage. Ses jambes tremblent tant qu’elle ne songe même pas à se sauver.

— Alors ? On est en mesure de rentrer chez toi par ailleurs ou il faut se tirer ? Tu m’écoutes, Grâce ?

Sa stupéfaction est si grande qu’elle répond sans réfléchir :

— L’escalier de secours, derrière.

— Parfait !

L’enfant lui attrape un bras et l’entraîne à sa suite. Bientôt, elle longe la façade arrière du bâtiment en sa compagnie, puis pénètre dans le couloir du troisième étage et entre dans son appartement.

Sans accorder la moindre attention à l’intruse, Grâce se dirige vers son canapé et s’y écroule. Les larmes franchissent la barrière de ses paupières.

— Non, non, non. Ce n’est pas le moment de flancher.

Elle relève la tête.

— Qui… qui es-tu ?

— Tu ne me reconnais pas ? s’étonne la fillette.

Sa tristesse est sincère, mais elle lui donne un indice :

— Je vendais des colliers en coquillages, avant de mourir.

La phrase suffit à la ramener presque un an en arrière…

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Grâce part rejoindre les autres ballerines et se maudit d’être en retard. Il y a peu de chance qu’elle manque le début de l’entraînement ; toutefois, elle préfère avoir le temps de se changer dans le calme et de discuter avec Nina.

Ses pieds foulent le bitume à une vitesse dont elle n’est pas coutumière. Elle paraît voler plus que courir.

Les trottoirs sont déserts, mais lorsqu’elle passe à côté d’une petite assise par terre sans la remarquer, celle-ci l’interpelle :

— Mademoiselle ? Vous voulez m’acheter un collier en coquillage ?

Surprise, elle freine son allure, puis la repère. La vendeuse miniature est maigre, sale et probablement frigorifiée. Grâce déglutit. Il est de plus en plus fréquent de croiser des gamins qui implorent la pitié.

La tristesse l’envahit, d’autant plus qu’elle sait que si elle n’avait pas été prise lors de sa première audition, elle aussi serait dans la rue à l’heure actuelle.

Malgré son retard, elle s’approche.

— Tu les as fabriqués seule ? demande-t-elle.

La fille transpire de fierté.

— J’ai été chercher les coquillages !

— Vraiment ? Je suis impressionnée, la mer est à plusieurs kilomètres d’ici.

— J’aime bien marcher. Et puis, sans coquillages, pas de colliers.

Grâce acquiesce.

— Ils sont magnifiques.

— Merci. Vous en désirez un ?

— Non.

La déception de la mendiante est palpable.

— J’en désire deux. Un pour moi et un pour ma meilleure amie.

— Oh merci, Mademoiselle ! s’écrie-t-elle. Vous souhaitez lesquels ?

— Je te fais confiance. Choisis les deux plus beaux.

— Hmm, ceux-là !

Elle les lui tend, accepte ensuite sa monnaie, puis la remercie derechef. Touchée par sa joie, Grâce lui pose une question qui la taraude :

— Tu as un endroit où dormir ?

Elle confirme.

— Lorsque je vends assez, j’ai de quoi me payer une nuit dans le grenier d’un café non loin. Si la recette est mauvaise, le propriétaire m’autorise à y dormir à condition que je l’aide à servir les clients, puis à ranger quand il n’y a plus personne.

Une orpheline, donc. Grâce ne cache pas son soulagement à l’idée que quelqu’un la protège un minimum.

Consciente qu’elle n’est pas en mesure de l’aider plus, elle se décide à reprendre sa route. Pourtant, avant, elle se débarrasse de son écharpe et la lui donne.

— Le vent est frais. Elle te sera plus utile à toi qu’à moi.

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— Tu étais à la rue… souffle Grâce.

Un hochement de tête lui répond.

— Et le froid a eu raison de moi… Je m’appelle Raissa.

Sa peur première s’envole face à l’aveu. La peine gagne son cœur ; son interlocutrice a eu une vie si courte ! Une pointe de remord la traverse. Les choses auraient-elles été différentes si elle était retournée auprès d’elle, si elle avait tenté d’améliorer sa situation ?

— Je suis devenue un ange à ma mort, à… à cause de mon âge.  Il m’a été autorisé de choisir l’être sur lequel je veillerai. C’était la nuit où cet homme a commis son méfait. J’ai tout vu, Grâce. Tout ! Il n’est pas près de te lâcher. Je suis là afin de te protéger.

La jeune femme cligne des paupières, incapable d’admettre ce qu’elle entend.

— Tu es… mon ange gardien, murmure-t-elle.

Raissa opine.

— Oui. Ma mission se terminera dès que nous t’aurons débarrassée de cet individu – si possible en l’envoyant derrière les barreaux. Le crime auquel tu as assisté n’était pas son premier.

Après une pause, elle ajoute :

— Pourquoi n’as-tu rien dit à la police ?

— Le couvre-feu, avoue Grâce.

Compréhensive, sa protectrice grimace. Elle a sans doute elle-même bravé de nombreuses fois l’interdiction de sortir dans le but de vendre ses créations aux derniers passants ou de se dénicher à manger.

— Tu as un plan ?

— Un plan ? bafouille-t-elle.

— Pour l’arrêter. C’est ma mission, tu ne m’as pas écoutée ?

— Désolée. Je… je suis sous le choc.

La danseuse se mord la langue. Les événements sont difficiles à accepter. Néanmoins, il est impératif qu’elle se concentre. Ses sens ne lui mentent pas, la vérité est sous son nez : le meurtrier de la ruelle l’a localisée, un ange est interféré dans son quotidien et ses jours sont en sursis.

— Co-comment m’a-t-il repérée ? déglutit-elle.

Elle a besoin de savoir. Elle s’est montrée si prudente suite au drame !

— Facile. Il est revenu sur les lieux du son méfait, et il y a guetté ton passage. Dès qu’il t’a remarquée, il t’a suivie, histoire d’apprendre où tu vivais. Te tuer sur place aurait laissé penser que la mort de sa victime n’était pas isolée. Maintenant, il attend de passer à l’acte.

Grâce approuve le discours par pur réflexe.

— Repose-toi, lui conseille Raissa, tu es toute pâle. Je monte la garde et te réveillerai en cas d’ennui.

— Tu es sûre ?

— Oui. En plus, ça me donnera l’occasion de réfléchir.

Déboussolée, elle n’insiste pas.

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Grâce émerge avec la sensation désagréable d’avoir fait un cauchemar, puis réalise que le sien est réel. A deux mètres d’elle, flottant au-dessus du carrelage, Raissa la contemple.

La panique cherche à nouveau à la submerger, mais elle tâche de la maîtriser. Craquer est vain. Il lui faut au contraire se montrer forte, car sa survie est menacée.

Elle soupire, puis cogite plusieurs secondes sur la façon dont elle procédera. Se rendre à l’entraînement, fidèle à son habitude, lui apparait essentiel. Si elle est observée, changer sa routine serait désastreux.

— Bonjour, la salue la plus jeune.

— Bonjour.

— Bien dormi ?

— Je suppose que oui.

Raissa la gratifie d’une moue désolée tandis qu’elle se lève du canapé. Ses doigts tremblent, elle se sent faible. Elle se remémore qu’elle n’a pas mangé la veille au soir et se précipite vers son frigo.

— J’ai une proposition concernant ton souci.

— Pas tout de suite, implore-t-elle.

La défunte l’approche.

— Oh ?

— J’encaisse.

— Oh… Excuse-moi. Je…

— Je m’apprête, puis je pars.

— Quoi ? Sans qu’on ait discuté ?

— J’ai des obligations, murmure-t-elle avec difficulté.

Il ne s’agit que d’une demi-vérité, elle en a conscience. Son souhait de se comporter normalement est autant dicté par la logique que par une envie pressante de fuir l’inéluctable. S’accorder le temps de digérer lui semble nécessaire avant d’affronter… ça.

— Grâce, nous parlons de ta vie. Tu es en danger !

— Je ne l’ai pas oublié.

— Parfait. Alors…

— A tout à l’heure.

Grâce file hors de l’appartement. La danse l’aidera à mettre de l’ordre dans sa tête, elle en est convaincue.

Il lui faut attendre la fin de sa dernière représentation quotidienne pour comprendre son imprudence et son impolitesse. Raissa s’est manifestée afin de l’aider ; l’éviter et refuser de l’écouter est un non-sens ! Ignorer la menace ne la rendra pas moins réelle.

Le doux oubli procuré par son activité disparu, Grâce se dirige vers son domicile avec l’estomac noué. L’assassin patiente-t-il sur son chemin ? Se tapit-il dans l’ombre dans l’espoir de la tuer à son passage ? Un frisson lui parcourt l’échine. Elle serait prête à vendre son âme pour se retrouver chez elle dans la seconde.

Comme si elle avait intercepté ses appréhensions, l’ex-mendiante jaillit devant elle. Grâce sursaute puis, rassurée, elle souffle :

— C’est toi…

Raissa grimace.

— Montre-toi plus prudente lorsque tu m’adresses la parole : tu es l’unique personne en mesure de m’apercevoir. Je suis presque sûre que tu n’as pas à cœur qu’on se mette à douter de ton état d’esprit.

La ballerine esquisse un sourire contrit.

— Pour être honnête, c’est le dernier de mes soucis.

— Heureuse que tu l’admettes ! Tu es donc enfin prête à m’écouter ?

Elle acquiesce.

— Je suis désolée. J’ai paniqué et me suis enfuie en lâche.

— Je vais éviter de te le reprocher. Je suppose que tu n’es pas habituée à recevoir la visite d’un ange…

Son sourire s’élargit. La présence de Raissa la tranquillise, sa franchise et son ton désinvolte lui plaisent.

— Tu avais une proposition, si je ne me trompe pas, rappelle Grâce.

— Chez toi ? Elle risque de ne te pas te plaire…

Elle secoue la tête.

— Discuter amoindrit mon appréhension.

La fillette opine, puis se mord la lèvre en cherchant ses mots. Les genoux de Grâce s’entrechoquent. Oh ! pourquoi a-t-il fallu qu’elle traîne avec les autres danseuses ce fameux soir ? Qu’elle se mette en retard ? Si elle avait respecté ses horaires habituels, elle ne serait jamais devenue la témoin indésirable d’un meurtrier ! Un soupir lui échappe. Elle aimerait tant remonter le temps…

— Eh, ça va ? l’interroge Raissa.

— Non, avoue-t-elle, mais je te promets de ne pas m’enfuir. Je… je t’écoute.

— Tu es plus courageuse que tu ne l’imagines. Voici comment nous allons procéder : d’abord, avertir les autorités. Ensuite…

Elle l’interrompt d’un geste.

— Non, je te l’ai expliqué. J’étais dehors après le couvre-feu…

— Je n’avais pas fini, proteste son interlocutrice. Tu ne les appelleras pas pour raconter ce que tu as vu.

— Que… quoi ?

— Tu les préviendras d’un risque, en bonne citoyenne.

Perdue, Grâce en oublie de refermer la bouche.

— J’ai bien réfléchi, poursuit Raissa, et un appel anonyme depuis la cabine téléphonique en bas de ta rue me semble être une idée acceptable. Tu expliqueras, sans donner ton nom et assez vite, que tu as repéré un individu suspect en train de roder autour d’un bâtiment – ton immeuble. Tu l’as remarqué suivre discrètement une femme, à l’abri derrière ta fenêtre. Ce n’est pas la première fois que tu assistes à son manège. Tu es inquiète et précisera que ça se produit toujours vers la même heure – celle où tu rentres chez toi. Je suis assez clair ?

Malgré sa perplexité, elle confirme.

— En toute logique, des policiers seront envoyés dès demain sur les lieux à ladite heure, histoire de vérifier la véracité de tes informations. Là, ils verront le fameux suspect s’attaquer à une innocente et agiront !

Un hoquet lui échappe.

— « Ils verront le fameux suspect s’attaquer à une innocente et agiront » ?

— Tu… tu auras le rôle de l’appât…

Incrédule, Grâce se pétrifie.

— C’est un tueur, Raissa ! Il a une arme… et il a déjà failli m’avoir ! Pas question que je me précipite dans son piège !

— J’étais certaine que tu détesterais…

— Et tu te prétends ange gardien ?

— C’est la seule solution, proteste l’enfant. Tu préfèrerais fuir et abandonner la danse, ton métier ? Ou dénoncer le coupable et être arrêtée avec lui ?

La justesse de l’argument lui fait froncer les sourcils. Pour autant, elle n’est pas prête à servir d’appât.

— Je suis capable d’actions sur les objets et les gens, ajoute Raissa avec compassion.

— De quelle façon ?

— Lors de notre rencontre, je t’ai touché l’épaule, puis entraînée vers l’escalier de secours.

Grâce acquiesce. Le souvenir est très net.

— Je ne suis plus de ce monde. Cependant, interagir avec sa matérialité m’est encore possible. L’effort est énergivore, mais j’y parviens ! J’empêcherai qu’une balle te frôle.

Sa gorge se serre.

—  Le risque est énorme.

— Je te protégerai. Tu l’as dit : je suis ton ange gardien.

— En vérité, rétorque-t-elle., tu l’as affirmé la première. Moi, je commence à avoir des doutes.

Elle regrette ses paroles sitôt qu’elle les a prononcés, car le regard de Raissa se voilent de tristesse. Elle a laissé sa crainte parler pour elle et l’a blessée.

— Pardon je… je suis terrifiée.

— Moi aussi…

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Le lendemain soir survient trop vite aux yeux de Grâce. L’estomac contracté, elle salue Nina avec l’affreux pressentiment qu’elle ne la reverra pas, puis s’engage dans les rues.

Elle a à peine effectué une dizaine de pas que Raissa apparaît à ses côtés. Conscientes qu’elles évoluent vers un danger certain, elles se contentent de marcher en silence, nerveuses.

La ballerine sent son palais s’assécher. Elle se surprend à prier pour que la police soit bien devant chez elle. Sa voix tremblait tant au téléphone, plus tôt ! Elle a cru qu’elle ne terminerait pas son histoire !

Un souffle se glisse entre ses lèvres. La perspective qu’elle trépassera peut-être ne la quitte pas.

— Il ne t’arrivera rien, la réconforte Raissa après lui avoir jeté quelques coups d’œil.

— Je l’espère.

Le carrefour menant à sa résidence se dévoile. Elle prend une profonde respiration, puis franchit les mètres fatidiques. Aussitôt, sa panique la fige. Le tueur est là, près de son entrée. Oh, dans quoi s’est-elle engagée ?

L’homme la repère. Son visage demeure impassible ; hélas, sa main plonge à l’intérieur de son manteau. Elle soupçonne qu’il y cache son arme. Son être lui hurle de fuir, mais elle s’y refuse.

Il s’approche d’elle. Raissa court à sa hauteur, parée à intervenir. Hélas, il n’y a aucune trace de la police.

— Enfin. Je me demandais quand tu reviendrais chez toi.

Grâce ne répond pas. Son émotion ne le lui permet pas.

— Tu m’as reconnu, hein ? Tu devines donc pourquoi je suis là.

Parcourue par d’irrépressibles tremblements, elle réussit à opiner. Où sont les autorités ? La folie du plan de l’ancienne mendiante lui explose au visage.

Le canon d’une arme se matérialise soudain en face d’elle.

— Facilite-moi le travail, cette fois. Ne fuis pas.

Elle déglutit. Puis son instinct de survie prend le dessus. Le cœur au bord des lèvres, elle traverse la chaussée et détale comme un lapin.

Le coup de feu part, mais ne l’atteint pas. Un cri lui échappe. Elle ne vise plus qu’à se mettre en sécurité.

Raissa l’appelle en hurlant et, toute à son effroi, il lui faut plusieurs secondes avant de réaliser la teneur de ses propos : elle tient l’arme !

Le cerveau de Grâce la rappelle à l’ordre. Elle se force à s’arrêter, puis effectue un demi-tour. Un hoquet la secoue sitôt qu’elle avise la présence de deux policiers en uniforme…. Quand ont-ils surgi ? Comment ? Étaient-ils déjà là, cachés ? Elle n’en a pas la moindre idée.

Ils maintiennent son assaillant à terre. Progressivement, la vérité s’insinue dans son esprit : son appel a porté ses fruits. Ses épaules s’affaissent, sa pression retombe. L’intégralité de son corps tremble.

Raissa la rejoint, se blottit dans ses bras. Épuisée, elle s’appuie contre elle de tout son poids et Grâce saisit que son intervention lui a évité le pire. L’ange a tenu parole, elle l’a protégée.

— Merci, chuchote-t-elle.

Elle n’obtient pas de réponse.

Une poignée de secondes plus tard, l’un de se ses sauveurs s’avance vers elle. Grâce soupçonne qu’il va l’interroger. Pourtant, elle ne s’affole pas. Elle a confiance dans le scénario établi la veille avec son alliée.

Le soulagement l’envahit. Le plus dur est derrière elle, désormais.

Grâce entrouvre les paupières. Sa nuit a été courte, mais bienfaitrice ; la tension accumulée s’est évanouie.

Tout est fini… fini ! Elle peine à l’admettre.

Elle sort de son canapé-lit, puis s’étire. La perspective de se rendre à son entraînement et d’effectuer les représentations sans s’inquiéter de savoir si elle restera en vie lui arrache un soupir de bien-être.

— Raissa ? chuchote-t-elle.

Sa jeune amie était si éreintée hier qu’elle n’a même pas eu l’occasion de la remercier !

— Raissa ? répète-t-elle après une dizaine de secondes.

Elle ne perçoit que le silence.

Inquiète, elle fouille son appartement sans la trouver. Alors l’évidence la percute. L’ex-vendeuse de colliers est partie… Sa mission terminée, sa place n’est plus auprès d’elle.

Le regard de Grâce se pose dans le vide.

— Merci…, chuchote-t-elle. J’espère qu’on se reverra et que tu es heureuse, où que tu sois.

Un sourire nait sur ses lèvres. La petite lui manquera, c’est une évidence. Néanmoins, il n’est pas question qu’elle s’apitoie. Elle a une existence à recouvrer et des étirements à faire.

Un jour, elle deviendra une étoile.

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