Civilisation H

Civilisation H

Extrait gratuit : chapitre 1

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Civilisation H
© Rose P. Katell (tous droits réservés)
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Illustrations : © Lineora


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Les rayons du soleil traversaient en continu la vitre de la petite cuisine, de plus en plus insupportables au fur et à mesure que les aiguilles de l’horloge exécutaient leur course. Étouffé par son épaisse chemise de cuisinier, Stig glissa un doigt entre son col et les poils roux de sa gorge, avant d’écarter le tissu serré.

Il déglutit, haleta ; comme souvent lors des journées chaudes de l’été, l’envie de maudire l’avarice du propriétaire du snack-bar où il travaillait, voire de pleurer sur l’absence d’un quelconque système rafraîchissant, le tenailla. Un souffle las se faufila ensuite hors de ses babines. Dire que son salaire ne compensait pas ce désagrément…

Stig dressa l’une de ses oreilles de cocker, s’assura que son cher patron était occupé à faire frétiller ses vibrisses de rat derrière leur ridicule comptoir d’accueil et se dirigea vers le congélateur, qu’il ouvrit durant quelques secondes, le temps d’inspirer une ou deux goulées d’air bien froides – une dépense d’énergie à même de lui valoir une réprimande s’il était pris sur le fait.

Il referma la porte blanche à regret, puis secoua la tête. Il lui fallait être courageux. Son service serait bientôt terminé et Göran viendrait le remplacer. Il n’avait en outre pas de quoi se plaindre : midi était passé depuis un bon moment, les clients avaient commencé à déserter les lieux une heure plus tôt.

D’une démarche souple, Stig déambula vers le battant donnant sur son antre et jeta un coup d’œil à l’évolution de la situation en salle.

Ses lèvres s’étirèrent aussitôt. Il n’y subsistait plus que trois buveurs de cafés silencieux – et vu leur peu d’empressement à finir leur tasse, ils n’étaient pas près de repasser commande. Ses fourneaux et lui seraient tranquilles jusqu’à l’arrivée de son collègue.

À cette pensée, Stig tourna instinctivement le museau vers son sac, abandonné dans un coin. Le désir d’en sortir son précieux contenu se rappela à lui, impétueux. Il serra les crocs. Il y avait si longtemps qu’il n’avait pas contemplé une telle trouvaille…

Ses pattes en frémirent d’excitation ; il sautilla et s’approcha de ses affaires. Après plusieurs mois à piétiner dans ses travaux personnels, des mois à se demander si poursuivre sa passion au lieu de chercher un métier mieux payé que son actuelle place ne constituait pas un désastre vis-à-vis de son avenir, il avait enfin un nouvel indice ! L’objet qu’un des lecteurs de son blog lui avait amené était unique, une véritable preuve de sa théorie – ne serait-ce qu’à ses yeux. Oh ! Il luttait sans arrêt afin de ne pas l’étudier trop tôt et, surtout, loin de son bureau et de ses précieuses notes.

Avec un grincement qui lui provoqua un hoquet, la porte s’ouvrit dans son dos.

— Ah ! ricana Göran. Pris sur le fait… J’en connais un qui était perdu dans ses espoirs de fantastiques découvertes, je me trompe ?

Stig se força à saluer le lapin sans manifester sa contrariété. S’il avait l’habitude qu’on se gausse gentiment de ses fouilles et paroles, comme à l’instant, ça ne l’en agaçait pas moins. Ne pas être un « vrai » chercheur ne le transformait pas en hurluberlu : il avançait sans affirmer, toujours à la recherche d’éléments tangibles.

— Est-ce un crime ? releva-t-il.

— Non. Mais tu n’en as pas assez de rêver ?

— Si je me contentais de rêver, assura-t-il, mes hypothèses resteraient des hypothèses. Or, j’ai l’intention de les prouver un jour.

Göran le gratifia d’un sourire indéchiffrable.

— Il me semble parfois que nous ne vivons pas dans la même cité et ne sommes pas esclaves du même travail insipide. Je serais curieux d’apprendre par quel miracle la vie n’a pas piétiné ton idéalisme.

Incapable de deviner s’il s’agissait ou non d’un reproche, Stig répondit :

— Pas besoin de miracle. Juste d’un peu de motivation et du soutien de Lorens.

— Idéaliste… et fleur bleue !

La remarque fut accompagnée d’un clin d’œil qui manqua lui arracher un soupir. Parce qu’il était d’un naturel discret sur sa relation, Göran se sentait obligé de le taquiner sitôt qu’il mentionnait son compagnon. Il n’omettait jamais de s’y employer.

Stig renifla de manière exagérée.

— Tu oublies le plus important.

— Ah bon ? s’étonna Göran, ses grandes oreilles soudain pointées dans sa direction.

— Meilleur cuistot que toi…

Göran tapa du pied, un signe d’énervement démenti par le frémissement amusé de ses narines.

— Insolent, plutôt, oui ! Allez, file chez toi avant que M. Hauge ne décide de prolonger ton service d’un claquement de dents rageur.

La parenthèse sur son « deuxième boulot » remisée au placard grâce à leurs chamailleries, Stig s’exécuta. Il agrippa son sac, ôta sa chemise moite qu’il remplaça par un T-shirt unicolore, puis salua Göran et quitta la cuisine d’un pas léger.

— Bonne fin de journée, M. Hauge, lança-t-il au moment de dépasser le comptoir d’accueil.

Le vieux rat ne releva pas le museau.

— Ne soyez pas en retard, demain matin.

— Non, M. Hauge.

Le bruit d’un coup de queue effleura les tympans de Stig, qui sortit.

Le soleil l’écrasa de sa chaleur. Le bitume, brûlant, lui mordit les coussinets. Il tira la langue, effectua des petits bonds sur place afin de chasser la sensation, puis s’empressa de se mettre en route, veillant à ne pas garder les doigts posés au sol trop longtemps.

Pressé de gagner son domicile – autant pour profiter du climatiseur que pour examiner la trouvaille –, Stig avança avec rapidité et emprunta le chemin le plus court, quitte à marcher dans des rues moins belles, voire davantage mal famées, que les principales. Il ignora le décor environnant empli de gratte-ciel et de béton, dédaigna les souris, chats, rats et autres habitants des lieux. Seule la perspective d’atteindre son chez-lui l’animait.

L’heure de laisser son travail derrière lui était indubitablement sa préférée.

Bientôt, le large bâtiment accueillant l’appartement qu’il partageait avec Lorens se dévoila à sa vue. Stig s’engouffra dans son entrée, puis gravit les deux étages à pied malgré la sueur qui recouvrait ses poils. Partout ailleurs, il aurait utilisé l’ascenseur, mais celui installé pour les résidents produisait tant de bruits inquiétants qu’il ne parvenait pas à être en confiance à son bord.

Il tourna la clef de son domicile dans la serrure et, essoufflé, marcha jusqu’au canapé. Il s’y affala après avoir déposé ses affaires à son pied.

— Vivement l’automne et ses températures plus douces, murmura-t-il dans le vide.

Stig ferma les yeux, apaisa sa respiration. Il se promit ensuite de ne plus bouger sauf dans l’optique de se rendre dans son bureau.

La réflexion, simple et volubile, suffit à lui procurer le courage de se redresser pour attraper ce qu’il venait d’abandonner au sol. Le regard brillant, il tira sur la fermeture éclair de son sac et se saisit de la forme enveloppée dans du papier journal ; précieux objet qui n’avait pas cessé de hanter ses pensées.

Avec des mouvements attentifs, presque fébriles, Stig écarta les bords de l’emballage de fortune et retint son souffle. Ce qu’il avait là était exceptionnel, insolite. Mieux, il était bien conservé – un vrai miracle.

Ses babines se retroussèrent en une moue admirative. Il approcha sa truffe de la chose. À sa structure et à sa texture, il devinait qu’elle avait eu une fonction d’habit ou de protection. Toutefois, avec sa taille, il ne pouvait pas s’agir d’un chapeau. Elle était à peine assez grande pour couvrir… des pattes. Des pattes, oui ! Des pattes malmenées par le bitume, à l’instar des siennes plus tôt.

Stig présageait qu’il était sur la bonne piste. Avec lenteur, il glissa sa propre patte à l’intérieur et y fut à l’étroit, dans l’incapacité de remuer ses griffes. Il retira son membre et pencha la tête, intrigué. Quel genre d’individu arborait ça ?

Il manipula le présent reçu dans tous les sens, l’examina avec minutie. Son excitation grimpait de seconde en seconde. Il lui fallait lutter afin de ne pas se précipiter sur son clavier et rédiger les certitudes qui l’animaient un peu plus chaque minute écoulée.

Stig était persuadé qu’il détenait enfin la preuve qu’il escomptait depuis des années. L’artefact lui hurlait qu’il ne s’était pas trompé, qu’il y avait eu une civilisation avant la leur, comme il l’avait pressenti le jour où il avait, par hasard, fait sa première découverte.

Il n’était pas fou. Il ne poursuivait pas une chimère.

Ses iris pétillèrent de bonheur. Non seulement nul à cette époque ne recouvrait ses pattes de la sorte, mais en plus il jurerait que le « vêtement » était prévu pour un être qui marchait avec l’entièreté de son pied à plat, qui ne se contentait pas de progresser sur ses doigts. Or, à sa connaissance, un tel être n’existait pas.

Plus, se corrigea-t-il.

Sa queue battit le dossier du divan. Les traits plissés par la concentration, Stig n’avait qu’une hâte : noter ses constatations et manier sa loupe dans l’espoir d’en apprendre davantage, d’obtenir des éléments concrets et irréfutables – qui accréditeraient ses hypothèses et lui conféreraient plus de sérieux – à poster sur son blog.

La porte d’entrée claqua. Il quitta l’objet des yeux par automatisme et tourna le cou à temps pour rencontrer le visage souriant d’un beau loup brun encore vêtu de son uniforme de policier.

Il posa le fabuleux cadeau sur le guéridon, puis se leva et accueillit Lorens.

— J’ignorais que tu rentrais tôt, aujourd’hui, se réjouit-il en contemplant son pas harmonieux tandis qu’il s’avançait vers lui.

Son compagnon le gratifia d’un clin d’œil.

— Parce que je ne t’en ai rien dit. Surprise ! Et je nous ai déjà commandé des pizzas.

— Tu es parfait, déclara Stig avec reconnaissance.

Ne pas avoir à cuisiner après son travail représentait un délice, surtout que ses préoccupations du moment ne lui avaient guère fourni le loisir de songer au menu.

— Ravi que tu le reconnaisses !

Stig gloussa alors que Lorens arrivait à sa hauteur. Ensuite, il soupira de bien-être lorsque celui-ci frotta son museau contre le sien avec une affection évidente – un geste qui exprimait autant son plaisir d’être avec lui que les délicatesses qu’il lui avait témoignées. Stig l’entoura de ses bras, huma son odeur, savoura la caresse de leurs poils qui se mélangeaient…

— Ah ! Une nouvelle trouvaille ?

Il s’écarta à regret du corps musclé de Lorens et suivit son regard, tout à coup posé sur la petite table. Il acquiesça avec vigueur.

— Tu ne vas pas en revenir : je l’ai eue d’un lecteur de mon blog. Mes recherches sont approuvées au point que certains tentent de les confirmer !

— Ça n’a rien d’étonnant. Tes articles sont longs et construits : ni trop racoleurs ni trop défaitistes. Il est normal qu’ils soient appréciés.

Une bouffée d’amour saisit Stig. Bien qu’il ne partage pas ses idéaux, Lorens ne manquait jamais de mots pour l’encourager dans la voie qu’il s’était choisie, et ce même si elle ne les aidait pas à se loger ou à se nourrir.

— Tu veux voir la merveille ? l’interrogea-t-il.

Lorens ouvrait à peine la gueule qu’il enchérit :

— Tu n’accordes pas vraiment foi à l’idée d’un peuple ancien ayant évolué sur nos terres, je sais, mais je t’assure que ce qu’on m’a donné est troublant. J’en ai été distrait au snack-bar ! Göran s’est ri de moi, d’ailleurs… Oh ! C’est dingue, mais je devine au fond de moi que je ne me fourvoie pas. La vérité est là, quelque part dans ces étranges artefacts, je te le promets.

Lorens posa ses pattes sur ses épaules et l’entraîna près du guéridon.

— Je ne demande qu’à être convaincu par tes preuves, Stig. Et en ce qui concerne les moqueries de Göran ou d’autres… ne les écoute pas. J’ai confiance en toi. Tu obtiendras les réponses à tes questions.

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