Les disparus
Les disparus
Les disparus
© Rose P. Katell (tous droits réservés)
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22 mars 2016
Je me suis enfin procuré un nouveau journal. Quel soulagement !
Maman a beau assurer que ce n’est qu’une perte de temps, ne pas pouvoir écrire pendant presque deux semaines m’a rendu morose : j’ai besoin de coucher certaines journées sur le papier.
Aujourd’hui est l’une d’entre elles. Le créateur pour qui je travaille vient de m’annoncer qu’en mai, je serai le mannequin star de sa collection ! La dernière à apparaître, dans une somptueuse robe blanche.
Maman était folle de joie en l’apprenant. J’ai cru qu’elle allait tomber dans les pommes ! Je l’ai forcée à s’asseoir et lui ai apporté un verre d’eau. De mon côté, je ne sais pas comment je me sens vis-à-vis de la chance qui m’est offerte. Imaginer l’événement ne me fait ni chaud ni froid.
Non, ce n’est pas tout à fait vrai. Par moments, j’ai envie de sautiller, de me dire que j’ai accompli quelque chose de ma vie et que mon élégance est reconnue. À d’autres instants, je souhaite me coucher dans mon lit et visualiser à quoi ressemblerait mon existence si je n’avais pas choisi la voie du mannequinat.
Bien que mon métier m’aide à m’épanouir, j’ai le sentiment de réaliser le rêve de petite fille de maman, pas le mien. Enfant, je n’ai jamais apprécié participer au concours de miss. J’aimais surtout voir son sourire lorsque je gagnais un prix. Le plaisir n’est arrivé que plus tard, quand j’ai pris conscience des œillades qu’on portait sur moi et de la popularité dont je bénéficiais.
Encore maintenant, même satisfaite de mon quotidien, je ne parviens pas à décider s’il y a plus d’avantages que d’inconvénients à être une égérie de la mode…
25 mars 2016
Je retire ce que j’ai affirmé il y a trois jours : il y a beaucoup plus d’inconvénients que d’avantages à défiler, à commencer par mon régime ! Un simple hamburger m’est interdit. Les restrictions alimentaires me pèsent. Merde ! J’ai 19 ans, les calories ne vont pas se loger dans mes cuisses aussi rapidement !
Comme si ça ne suffisait pas, la date d’une énième séance photo a été avancée. J’ai dû annuler une sortie avec des amies (Version officielle : une virée shopping. Version officieuse : l’exploration d’un vieil abattoir réputé hanté à laquelle je me réjouissais de participer). Les larmes m’en montent aux yeux.
Relire mes mots me donne l’impression d’être une diva capricieuse. Je vais tâcher de me détendre.
26 mars 2016
En fin de compte, je ne regrette pas le shooting d’hier soir. La discussion animée qu’ont eue Christian, le photographe, et Fanny, ma maquilleuse, m’a passionnée. La nuit tend à effacer mes souvenirs, je préfère donc noter les mots qui ont été prononcés.
— Tu as entendu les infos à propos des bas quartiers ? a demandé Fanny à l’homme derrière l’appareil.
Juste avant de prendre la pose, j’ai découvert que l’artiste et elle se connaissaient. Ils ont étudié et travaillé ensemble par le passé.
— Les disparus qu’on retrouve comme des coquilles vides ?
Fanny a hoché la tête. Leur échange a piqué ma curiosité.
— De quoi parlez-vous ?
— Depuis plusieurs semaines, des gens « s’envolent » dans les coins mal famés. Des absences qu’on ne remarque pas tout de suite, d’ailleurs. Il s’agit souvent de personnes qui n’ont plus de famille, qui ne fréquentent pas grand monde. La vermine, m’a expliqué Christian. Parfois, des voisins donnent l’alerte, mais je pense que le plus gros des enlèvements n’est pas déclaré.
Son résumé achevé, il m’a indiqué ses directives pour les prochains tirages. Non loin de moi, maman a soupiré, agacée par la conversation.
— Tu as parlé de coquilles vides.
Insister s’est révélé plus fort que moi.
— Ne bouge pas, trésor, tu es parfaite !
Fanny a répondu à la place de Christian (concentré sur sa tâche, il n’avait sans doute pas écouté ma question).
— Les victimes réapparaissent. Enfin, leur corps.
— Des meurtres !?
— Chut, m’a intimé le professionnel, qui considère que remuer les lèvres était une offense à son art.
Lorsque mon expression est bonne, il ne faut pas que je bronche. Maman me le répète à chaque séance. Hélas, je n’étais pas en mesure d’appliquer son conseil.
— Tu n’y es pas, a repris Fanny. Les individus sont vivants. Cependant, ils ne parlent plus. Ils n’entendent pas ce qu’on leur dit et leur regard est ailleurs. Quand on les repère, ils errent dans les rues. Ils se contentent de marcher sans but.
— On sait ce qui leur est arrivé ?
— Tu as de la chance que j’aie une photo potable, trésor, m’a reproché Christian.
— Excuse-moi.
— Fais un effort et concentre-toi, m’a sermonné maman.
Puis Fanny a poursuivi :
— Justement, non. C’est pour ça que l’histoire suscite autant d’intérêt. Les médias s’en délectent !
— Nul n’a la moindre piste ?
Christian a soupiré, mais n’a pas émis de commentaire. Je lui ai adressé une excuse silencieuse.
— Non. Et voilà, tu es au courant de tout !
J’ai eu envie de prolonger l’échange. Néanmoins, je suis demeurée muette. Fanny a perçu l’ennui qui me guettait, car elle a enchaîné avec un second sujet.
— Ce n’est pas la seule chose qui intéresse les habitants, là-bas. L’autre jour, en allant dans une supérette, j’ai surpris un dialogue entre plusieurs femmes. Elles parlaient d’un nouveau locataire dans le lotissement où elles vivent. Apparemment, il est assez mystérieux, il ne sort pas beaucoup de chez lui. Mais celles qui l’ont aperçu ont affirmé qu’il est canon. S’il ressemble un minimum à leur description, je t’assure que ça ne me déplairait pas de le mettre dans mon lit !
Le rire qui m’a échappé s’est éteint avec les remontrances de maman.
— Fanny, je vous en prie. Kate a déjà une imagination débordante. Pas la peine d’en rajouter avec des histoires de disparitions et d’apollons. Il n’y a là que des ragots et des fadaises !
Fanny s’est empourprée et n’a plus ouvert la bouche du shooting.
La logique aurait voulu que j’oublie les paroles qui ont été prononcées, que je les range au rang de fables. Pourtant, les « envolés » m’intriguent et cet homme plus encore. Sans en saisir la raison, j’ai à cœur d’en apprendre davantage sur lui, de vérifier s’il est si beau qu’on le prétend. Le constat m’étonne. Je n’aurais pas cru qu’il m’intéresserait plus que la mystérieuse affaire qui secoue les journaux.
3 avril 2016
J’ai papoté avec Fanny. Après avoir éloigné maman, je l’ai priée de m’en dévoiler plus sur le fameux bellâtre. J’espérais que son lieu de résidence ne serait pas un secret pour elle. Je ne suis pas autorisée à déambuler dans les bas quartiers et n’ai pas souvent quitté les environs de notre hôtel, mais Fanny est une véritable fouineuse.
Manque de pot, elle ignorait où il loge. Malgré tout, j’ai réussi à lui arracher le nom de la rue où il aurait été signalé. J’espère qu’il y retournera.
Surtout, j’ai hâte de trouver une occasion de m’y rendre. Ma curiosité me perdra.
9 avril 2016
L’opportunité que j’escomptais s’est présentée ! Aujourd’hui, je n’avais rien de prévu. Je n’ai donc pas hésité une seconde avant d’en profiter.
J’ai téléphoné à mon amie Camille afin de l’informer de mes intentions (elle aussi était séduite par la possibilité de croiser un joli minois). Nous avons prétexté une journée shopping à maman, puis foncé dans sa voiture.
La rue indiquée par Fanny n’a pas été simple à localiser et j’ai béni le sens de l’orientation de Camille ! Sur place, nous sommes restées discrètes. Nous ne tenions pas à passer pour deux voyeuses.
Nonobstant mon excitation, je n’étais pas à l’aise. J’ai tendance à n’être bien que dans des endroits qui me sont familiers. Maman m’emmène d’ailleurs sur les lieux des défilés à l’avance. Si je m’y habitue, mon sourire est plus naturel.
Mais je m’égare.
Camille et moi n’avons pas remarqué la moindre trace du « canon » de Fanny. Je suis rentrée chez moi déçue. Le besoin d’y parvenir me tenaille. Depuis que j’ai entendu parler de lui, une mystérieuse force me pousse à découvrir son identité. Il faut croire que je suis bornée.
11 avril 2016
Je l’ai vu !
Mon dieu, il est parfait. Pas un mannequin ne peut se comparer à lui (et je sais de quoi je parle, j’en ai croisé pas mal !)
Il ne s’est rien passé, cependant je reste tout émoustillée de notre rencontre. Maman n’arrête pas de m’interroger sur ce qui me met dans un état pareil. Je n’ose pas lui avouer que je suis descendue seule dans les bas quartiers.
Je me suis montrée plus prudente qu’avec Camille. J’ai décidé de me vêtir de manière méconnaissable afin de ne pas être identifiable. J’ai attendu longtemps, pris peur sous les coups d’œil insistants de trois ou quatre badauds, mais j’ai été récompensée. Il s’est manifesté !
Je brûle déjà de le revoir. Il m’obsède. Le caractère malsain de mes actes ne m’échappe pas. Néanmoins, je le balaye. C’est plus fort que moi, il faut que je le contemple. Mon être est attiré par lui. Bon sang, je jurerais être une midinette des livres que maman adore…
23 avril 2016
Je n’ai pas une minute à moi ! Entre les séances photo et les heures de sport que maman m’oblige à faire pour s’assurer que mon corps soit au top, je n’ai plus le temps de souffler.
Je me promets que ça va changer.
24 avril 2016
Victoire !
Je me suis éclipsée de notre hôtel sans que maman s’en aperçoive. En plus, je n’ai eu à subir qu’un petit sermon à mon retour. Elle n’a pas soupçonné l’endroit où j’avais filé.
J’ai observé mon bel inconnu et il m’a repérée. Je n’avais rien prévu. J’ai simplement mis les pieds au même endroit que la dernière fois, puis j’ai patienté.
Il est apparu au coin d’une rue, toujours si merveilleux. Paralysée, je l’ai contemplé tandis qu’il s’avançait d’une démarche gracieuse, presque irréelle. Il s’est dirigé vers une habitation plus grande que les autres (des appartements, je pense). Et il a ouvert une porte.
J’ai découvert où il logeait ! La joie m’a envahie, je me suis jugée euphorique. Comme s’il l’avait senti, il s’est figé. Il a pivoté vers moi et son mouvement n’a pas duré une seconde. Pourtant, je l’ai vécu au ralenti. Ma respiration s’est arrêtée. Ses iris ont rencontré les miens et un irrésistible frisson s’est emparé de mon être.
Je n’avais jamais plongé dans un regard aussi profond !
J’ai eu l’impression qu’il me détaillait, qu’il lisait mon âme. La constatation m’a troublée. Un feu indéfini est né dans mon bas-ventre. Dès qu’il s’est engouffré dans son habitation, j’ai éprouvé un manque, sa présence m’était nécessaire. Je n’ai aucun moyen de l’expliquer. Ça me dérange. La part rationnelle de mon cerveau s’évapore lorsque je songe à lui.
Malgré l’heure tardive, son expression me hante. Mon être me hurle de courir le rejoindre. Suis-je folle ? Sans doute un peu. Quoi qu’il en soit, je pressens que je craquerai bientôt.
Il est par contre impératif que je redouble de prudence, car une énième personne a disparu. Je l’ai appris en rentrant grâce au journal que maman a laissé traîner sur la table. La dernière victime connue a quant à elle été retrouvée quelques jours plus tôt, dans un état similaire aux précédentes. Je suppose que l’information devrait m’inquiéter, mais ma concentration est toute focalisée sur les traits angéliques de l’être qui me fascine.
26 avril 2016
L’affolement ne me quitte pas.
Je suis bouleversée et j’ai peur de ne pas le cacher assez bien. Les souvenirs m’envahissent avec hargne. Je me sens obligée de les coucher sur le papier.
Je me suis à nouveau faufilée hors de chez nous. J’aspirais à contempler mon bellâtre. L’idée m’obsédait. Toutefois les événements ne se sont pas déroulés de la façon dont je l’escomptais, loin de là…
Il ne s’est pas montré, à croire qu’il était de sortie ou cloîtré chez lui. J’en ai été frustrée. Mes escapades sont devenues essentielles à mon existence. Elles me permettent d’affronter les tracas du quotidien et le stress qui accompagne chaque défilé. Je ne me l’explique pas, j’ignore si mon bel étranger en est la cause, si mon attitude est normale ou non. En vérité, je m’en moque. Les faits sont là : il n’était pas présent et ma déception était grande.
Alors que je m’étais résignée, que j’étais résolue à rentrer chez moi bredouille, une pulsion m’a prise et je me suis avancée vers son lotissement. Je ne sais pas si j’étais prête à entrer mais je l’ai envisagé, ça oui. Peut-être aurais-je été au bout de mon idée si on ne m’avait pas violemment agrippée par le bras.
— Nulle âme censée ne pénètre là-bas, m’a déclaré une petite vieille au dos voûté.
Sa voix était sèche, un peu rauque. Ses iris gris me scrutaient et me donnaient l’illusion qu’elle me connaissait depuis des lustres. Son apparition m’a effrayée.
— Qui… qui êtes-vous ?
— Une amie venue t’empêcher de commettre une erreur.
Ses pupilles flambaient de colère et de démence. Je n’avais plus qu’une envie : fuir loin. Néanmoins, les mots qu’elle a prononcés m’ont retenue :
— S’introduire chez un Éternel n’est pas une bonne idée !
Aussi hébétée qu’intriguée, je l’ai fixée droit dans les yeux.
— Un quoi ?
Elle n’a pas répondu à ma question et s’est contentée de secouer le menton. Elle n’arrêtait pas de jeter de fréquents coups d’œil par-dessus son épaule. J’ai voulu partir. J’ai essayé de me dégager. Elle a raffermi sa poigne. Elle possédait une sacrée force ! Je suis certaine que remonter ma manche me permettrait de constater la présence d’une ecchymose !
Je l’ai implorée de me lâcher et j’ai tenté de me débarrasser d’elle. Hélas, elle me tenait trop fort.
— Les Éternels n’ont pas d’âme.
— De quoi parlez-vous ? J’ai mal !
— Ils cherchent à prendre celle des autres, mais elles ne durent pas en eux. Elles finissent par mourir.
— S’il vous plaît… laissez-moi partir.
J’étais si terrifiée que je n’écoutais ses propos qu’à moitié. Ils me paraissent décousus et me passaient au-dessus de la tête. J’ai du mal à me les rappeler afin de les retranscrire. Une part de moi pressent pourtant que c’est important. Il faut que je m’y efforce.
— Ils sont insatiables ! a poursuivi la vieillarde
Je lui ai derechef demandé de me lâcher. Les larmes menaçaient de me submerger, je priais pour qu’un passant me vienne en aide. Puis la harpie s’est décidée à desserrer sa poigne. J’ai récupéré mon bras et je me suis enfuie, tout désir d’entrer chez l’homme envolé. Encore maintenant, je tremble lorsque j’y repense.
Je me suis sentie suivie. J’ai craint que la folle ne me talonne. Cependant, je n’ai distingué personne les nombreuses fois où je me suis retournée. Dans l’espoir d’éviter de sombrer dans la paranoïa, j’ai effectué le trajet en me remémorant le regard que l’inconnu et moi avons échangé.
Je commence à me dire que ma fascination est inquiétante. Je ne m’explique pas l’attirance que j’éprouve pour lui ni pourquoi songer à lui me permet d’oublier ma mésaventure et les disparus qui m’angoisse tant lorsque je me rends dans les bas quartiers…
29 avril 2016
Un événement plus bizarre s’est produit au matin. J’ai du mal à l’expliquer.
Avec maman, nous préparions le prochain défilé (celui du 17 mai, où je serai mannequin phare). Je testais la magnifique robe de mariée dans laquelle je vais déambuler. J’étais ravie.
À un moment, maman est partie. Un coup de fil l’a obligée à s’éloigner. J’ai attrapé un magazine et me suis assise au plus près de la fenêtre. Il y avait du soleil et j’aime percevoir sa chaleur sur ma peau.
Je n’ai pas tout de suite remarqué qu’on m’observait. En réalité, c’est la sensation d’avoir un point sur la nuque qui m’a tirée de ma lecture. Par réflexe, j’ai pivoté vers la vitre.
Et là, je l’ai localisé. Mon apollon. Il se tenait sur le balcon en face et me dévisageait avec intensité. Contrairement à notre première rencontre, nulle agréable sensation ne m’a parcourue. Le contact visuel qu’il m’imposait était effrayant. L’étincelle dans mon bas-ventre a cédé la place aux papillons de l’angoisse.
La panique m’a gagnée. De quelle façon avait-il découvert l’endroit où je travaillais ? Je n’ai pas douté qu’il était là pour moi : mon instinct me le hurlait. Malgré la distance qui nous séparait, je l’ai lu sur son visage, il me sondait.
J’ai frissonné.
Au lieu de me transformer en créature béate, sa beauté m’a terrifiée. J’ai eu l’impression qu’il cherchait à m’intimider. Mais pourquoi ?
30 avril 2016
Je n’ai pas dormi. Cet être me hante.
Maman m’a affirmé que j’avais une sale mine, elle présume que je suis stressée en prévision du 17 mai. En vérité, je n’y ai pas réfléchi un seul instant.
2 mai 2016
Je suis allée en ville avec Camille. Notre sortie a apaisé mes tourments, elle m’a permis d’oublier ma crainte. Jusqu’à ce que je rentre dans notre hôtel…
Je suis peut-être cinglée ou on m’a jeté un sort. Je vois mon individu partout, quelle que soit l’heure, quel que soit l’endroit. Je suis persuadée qu’il me suit.
Il me suffit de cligner des yeux pour qu’il s’évapore. Je ne comprends pas ce qui m’arrive. Suis-je victime d’hallucinations ? Comment ai-je pu passer aussi vite de l’admiration à l’effroi ?
J’essaie de me concentrer sur le défilé. Je n’ose imaginer la réaction de maman si elle découvrait mes appréhensions.
Hier soir, Fanny m’a appris qu’on avait localisé une nouvelle « épave ». Je ne me l’explique pas, mais ses propos ont fait resurgir le souvenir du regard malsain de l’étranger…
3 mai 2016
J’ai peur.
L’homme me suit, j’en suis maintenant convaincue. Il me scrute sans arrêt. J’ai d’abord cru que j’avais des visions, que les paroles de la folle me préoccupaient plus que de raison, mais je dois me rendre à l’évidence : je suis traquée.
Mauvaise blague organisée par Fanny ? Fan obsessionnel ? Je ne sais plus quoi en penser. Le pire reste que je ne parviens pas à en parler.
4 mai 2016
Le dernier enlevé en date a été retrouvé. Comme les autres, il n’a pas prononcé un mot depuis son retour. La police demeure évasive. Pourtant, je soupçonne qu’elle craint les prochaines « réapparitions ». L’enquête piétine. Sans Christian, je n’aurais été au courant de rien. Je ne songe qu’à mon harceleur, n’ose plus me déplacer sans être escortée.
Il est probable que je sois cinglée.
6 mai 2016
Aujourd’hui, Il m’a pistée pendant mon shopping avec Camille. Mon amie ne l’a pas aperçu, même quand je lui ai assuré que nous étions suivies. J’ai envie de pleurer. Est-ce que tout est dans ma tête ?
J’ai demandé à écourter notre virée. J’étais trop effrayée. Je projette de plus en plus de m’enfermer chez moi. La paranoïa est ma compagne la plus fidèle.
Je suis incapable d’expliquer pourquoi, mais une certitude grandit en moi : Il est lié aux disparitions. Je n’ai pas la moindre preuve. Je le sens.
Maman ne parle plus que du 17 mai. Je m’échine à me montrer enthousiaste. En vain. La perspective ne m’apporte aucune joie, au contraire. Et s’Il était dans la foule ?
12 mai 2016
J’ai cru que rester chez moi me mettrait en sécurité, que me concentrer sur mon métier m’aiderait à me sentir mieux. J’avais tort…
Hier soir, en allant à une sorte d’essayage-répétition avec mes collègues mannequins, je l’ai encore vu. Il était habillé tel un employé du lieu, mais je ne suis pas dupe. Je reconnaîtrais son physique entre mille.
Alors qu’Il me dévisageait, l’avertissement de la vieille femme m’est revenu en mémoire. Les Immortels… non, les Éternels. Les Éternels n’ont pas d’âme. Ils cherchent à voler celle des mortels. Une multitude de questions m’a traversé l’esprit. Est-ce qu’Il dérobe aux « envolés », leur âme ? Est-ce pour ça qu’ils finissent telles des coquilles vides ?
Je suis devenue livide. Fanny, maman et Camille étaient mortes d’inquiétudes, persuadées que ma tension me jouait des tours. Je n’ai pas cherché à les démentir. Personne n’accorderait foi à mon histoire…
Je devine au fond de moi que je suis la prochaine. Il m’a repérée et Il ne compte pas me lâcher. Je suis convaincue qu’Il est à l’origine de ma fascination première, qu’Il a tenté de me faire pénétrer dans son appartement par un moyen surnaturel. Il s’amuse avec mes ressentis, façonne mes émotions selon son bon plaisir.
Je suis à bout. Par instants, j’aimerais aller consulter, j’aimerais que les médecins me proclament timbrée. Internée, peut-être ne serait-Il plus en mesure de m’atteindre.
14 mai 2016
Je ne m’en sortirai pas indemne.
Chaque jour, Il est un peu plus près de son but. Je le croise partout, le remarque dès que je lève les yeux. Son air narquois est équivoque : ma fin approche. Je n’y échapperai pas.
Je ne souris plus, n’évoque pas le défilé. Maman s’inquiète, mais je refuse de lui avouer la vérité. Il me l’interdit.
Son emprise sur moi me tétanise. Je me surprends à souhaiter dire adieu aux êtres que je chéris. Qui sait si j’aurais d’autres occasions ?
L’être sans âge referma le journal d’un coup sec. Il le garda en main et se perdit dans ses pensées. Les humains… des êtres à la fois étranges et fascinants.
Il soupira ; il était temps de plier bagage, il s’était trop attardé dans ces quartiers. Même si le coin était une vraie mine d’or, les résidents allaient commencer à s’interroger. Sa beauté irréelle lui avait déjà valu la visite de plusieurs curieux. Il ne pouvait risquer que des gens qu’il n’avait pas invités de sa volonté pénètrent chez lui. A fortiori s’il était en plein travail.
Il regarda le carnet qu’il tenait et songea à la « folle » décrite par son dernier repas. Il l’avait déjà aperçue à deux reprises sous ses fenêtres. Il lui faudrait régler son cas avant de filer. Mieux valait être prévoyant. Les Informés étaient rares parmi les humains, surtout au vingt et unième siècle, mais ils n’en restaient pas moins dangereux.
Satisfait de sa réflexion, il jeta sa dernière lecture sur son lit, où trônait déjà l’édition du jour. Il accorda à peine un coup d’œil au gros titre : « La jeune mannequin disparue retrouvée errante au bord d’une route ».
Le moment était venu de créer un incendie et d’effacer toute trace de son passage.