La Démone

La Démone

Extrait gratuit : chapitre I

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La Démone (Au-delà du Voile, nouvelle indépendante)
© Rose P. Katell (tous droits réservés)
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I

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La vue de l’immense flaque d’eau ne ralentit pas la course d’Esclarmonde sur les pavés – contrairement au chien spectral qui la poursuivait, un peu d’humidité n’avait jamais tué quiconque. Essoufflée, elle força sur ses mollets en ne pensant qu’à se sauver. Elle sauta par-dessus la mare boueuse, grimaça lorsque sa réception raviva sa douleur à l’épaule. D’instinct, elle y porta une main. Sa chemise était poisseuse… Ce maudit Envoyé ne l’avait pas loupée !

Elle maugréa contre son manque de prudence. Dérober une âme pour disparaître dans le Néant juste après était ridicule ! Elle songea à la rage éprouvée par l’émissaire de la Mort et se dit que le risque en valait malgré tout la peine ; sa plaie cicatriserait – à condition qu’elle sème le cerbère qui l’avait prise en chasse.

Esclarmonde se faufila entre deux fiacres sans oser jeter un coup d’œil en arrière. Elle ignorait si l’animal la coursait toujours. Néanmoins, elle ne désirait pas se mettre en danger. Un moment d’inattention pouvait se révéler fatal quand on était confronté à ces machines de guerre ! Depuis qu’elle avait été bannie du Royaume des morts, elle ne cessait d’injurier leur Reine pour les avoir créés. Elle avait beau en avoir jadis possédé un et s’être montrée ravie de son utilité, passer de maître à proie avait légèrement modifié son opinion sur eux…

Un nouvel élancement au niveau de sa blessure lui arracha une grimace. Elle se mordit la langue, mais s’interdit de ralentir. Elle ne s’arrêterait qu’une fois à bout, lorsqu’elle aurait tout donné. Si elle avait de la chance, le familier aurait perdu sa trace. Si elle n’en avait pas… elle accepterait son sort. Comme le lui avait appris le traqueur qui l’avait formée, les parias ne manquaient à personne.

Un souffle rauque lui échappa. Nonobstant ses efforts, elle avait l’impression d’évoluer dans les rues avec une lenteur accablante… La faute en incombait à ses petites jambes. Sa silhouette n’était taillée ni pour la fuite ni pour les affrontements avec les chevaliers de la Faucheuse. Trépasser à onze ans était un drame en soi, qu’elle avait encaissé avec plus ou moins de facilité. Être incapable de se défaire de l’apparence qu’elle avait lors dudit drame après presque deux siècles se révélait toutefois pire.

Harassée, le regard trouble, Esclarmonde se posa sur les marches d’une habitation en pierre et s’appuya contre la porte en bois qui les terminait. Elle scruta les environs, ne repéra aucune trace du canidé ou de son propriétaire. Elle s’autorisa un soupir de soulagement avant d’écarter les bords de sa tenue et de constater les dégâts.

Un frisson de dégoût la saisit : la plaie n’était pas belle. Elle remercia le Ciel de lui avoir donné l’idée de dérober un linge trop large pour se vêtir, puis attrapa son coutelas afin de le raccourcir. Sa besogne terminée, elle se servit du tissu découpé tel un pansement et sourit, satisfaite. Bien qu’improvisé, le bandage tiendrait jusqu’à ce qu’elle soit en mesure de se soigner.

Tandis qu’elle retrouvait une respiration plus calme, Esclarmonde observa les quelques badauds qui passaient devant elle sans la remarquer – le fléau de son quotidien de défunte exilée. Son attention fut aussitôt attirée par une jeune fille à la robe serrée qui marchait tranquillement, accompagnée d’une vieille dame à l’air austère.

Un rictus déforma ses traits enfantins. Voilà une chose qu’elle ne regrettait pas ! Elle était peut-être décédée et exclue du Royaume, mais au moins, elle était libre. À l’inverse de la demoiselle qu’elle dévisageait, nul ne l’obligeait plus à se comporter selon l’étiquette, à se taire et ne pas émettre d’avis, à prendre un mari…

Elle secoua la tête. Qui aurait supputé que la mort offrait davantage d’opportunités que la vie ? Certains de ses semblables, les Démons, et des agents de la Reine étaient beaucoup plus anciens qu’elle. Pourtant, pas un ne s’offusquait de la voir porter un pantalon – le combat au corps à corps était une activité qui laissait peu de place à la mode féminine…

Esclarmonde s’obligea à s’ancrer dans l’instant présent. Plusieurs œillades jetées à droite et à gauche lui apprirent que hormis elle, aucun chasseur d’âme n’était dans les environs. Elle était livrée à elle-même, sans ami à qui confier sa victoire ou raconter son affrontement – même Anselme s’était détourné d’elle une fois qu’elle avait été capable de se débrouiller et compris les raisons de son altruisme.

Un rire se faufila hors de ses lèvres. Connaissait-elle seulement un chasseur qui se réjouirait pour elle ? La compétition était dure, chaque âme dérobée et absorbée avant son entrée au Royaume était sujette à des rancœurs. Tous souhaitaient obtenir la « bonne » pioche, celle qui permettrait de redevenir mortel et mettrait un terme à leur existence de proscrit invisible.

Un goût amer s’insinua soudain dans sa bouche. Plus les années s’écoulaient, et plus elle doutait de voler un jour suffisamment d’âmes pour améliorer sa situation. À sa connaissance, personne n’avait jamais recouvré la vie… mais si elle refusait de croire en cette aubaine, que lui resterait-il ? Elle s’interdit d’y penser.

Esclarmonde souffla. Détruire une âme n’avait rien de glorieux. Si elle détestait la Mort, sa conscience lui hurlait qu’elle n’avait pas le droit d’empêcher les mourants de la rejoindre. En se comportant de la sorte, elle avait le sentiment de les expédier dans le Néant…

L’incertitude l’envahit derechef. Agissait-elle en vain, avait-elle eu tort de trahir les Envoyés ? Arriverait-elle à s’extraire de sa misérable condition ou était-elle condamnée à endurer une éternité de calvaire ? Son cœur aspirait à redevenir mortel. Hélas, malgré sa ferveur, elle doutait.

Et si les siens se fourvoyaient ?

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