Néphélie

Néphélie

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Néphélie
© Rose P. Katell (tous droits réservés)
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Néphélie fixa la porte verrouillée du grenier et retint un sanglot. « Je reviendrai plus tard. » Tels avaient été les mots de son interlocuteur des derniers mois. Un frisson la parcourut. Il n’était plus derrière l’entrée ; elle l’avait entendu s’éloigner d’un pas las.

Tremblante, elle se demanda de combien de temps elle disposait avant qu’il ne soit de retour. Elle n’avait pas la force de bouger, pas la force d’essuyer ses larmes. Une question revenait sans cesse la hanter : comment en était-elle arrivée là ?

Tandis que ses paupières s’abaissaient sur ses yeux fatigués, elle revécut la mort de son tuteur.

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Premier jour…

M. Manos ne vint pas lui apporter à manger.

Depuis que son père s’était débarrassé d’elle en lui confiant sa garde, l’homme était d’une ponctualité saisissante. À six heures trente, il lui glissait un petit-déjeuner par la chatière qu’il avait construite pour elle. À sept heures, il récupérait le plateau. À douze heures puis douze heures trente, le même manège se répétait avec le déjeuner. Il lui apportait un goûter à seize heures et, à dix-neuf heures trente, elle obtenait un dîner. Elle restituait ensuite la vaisselle une demi-heure plus tard et il lui souhaitait une bonne nuit.

Néphélie fut donc très surprise de ne pas recevoir sa visite, d’autant plus qu’elle ne s’était jamais plainte des horaires militaires qu’il lui imposait. À l’inverse de son père, M. Manos n’oubliait pas de la nourrir et se montrait très gentil dans ses propos. La crainte qu’il soit survenu un malheur la tenailla des heures durant.

Quand la nuit tomba, elle ne réussit plus à la contenir et brisa sa promesse d’être discrète : elle appela son geôlier et finit par hurler son nom. Hélas, il ne lui répondit pas. Était-il capable de distinguer le son de sa voix, installé au rez-de-chaussée ?

Néphélie attendit, rongée par l’anxiété. Avait-elle mal agi ? M. Manos la punissait-il ? Ou pire encore : ne voulait-il plus d’elle ? Projetait-il de la céder à un autre, comme son père ? Comptait-il se débarrasser d’elle une fois pour toutes ?

Dans l’impossibilité d’obtenir des réponses, elle s’exhorta à la patience et tâcha d’oublier les gargouillis de son estomac.

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Heureusement, songea Néphélie tandis qu’elle essayait de retrouver son calme, j’avais une réserve d’eau avec moi.

Elle eut à peine cette pensée qu’elle replongea dans ses souvenirs.

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Troisième jour…

Elle dormait lorsqu’un bruit l’éveilla. Il ne lui fallut que deux ou trois secondes avant de l’identifier : un véhicule se garait près de l’habitation !

Néphélie se remémora les consignes et se dissimula dans un coin. Elle doutait que quelqu’un ait l’idée de monter. Cependant, les ordres étaient clairs. Nul ne devait l’apercevoir. Il en allait de sa sécurité… et de celle des autres.

Les secondes s’égrenèrent sans lui offrir d’indice, aucun son ne lui parvenait des étages inférieurs. Elle ignorait si le visiteur était entré ou non ; seuls les battements effrénés de son cœur angoissé atteignaient ses oreilles, si puissants qu’elle aurait juré qu’ils résonnaient dans la pièce.

Puis il y eut cri. Un long sanglot désespéré qui s’acheva sur une note plaintive. Néphélie eut peur d’en saisir la cause. Elle s’emmura dans le déni, réfuta les rumeurs de la logique. Mais lorsqu’elle remarqua un prêtre par la lucarne qui lui servait de fenêtre sur le monde, elle fut contrainte d’admettre l’évidence : M. Manos était mort. L’unique être au courant de sa présence et apte à lui fournir sa pitance n’était plus.

Néphélie sentit les premières larmes ruisseler sur ses joues et ne chercha pas à les refouler. Elle n’avait pas beaucoup connu son gardien, leurs échanges s’étaient révélés brefs. Néanmoins, son décès la désolait. Il lui manifestait toujours un tant soit peu de sympathie.

La tristesse céda bientôt la place aux inquiétudes. Qu’allait-elle faire désormais ? Elle n’était pas en mesure de sortir du grenier, elle n’en possédait pas la clef ! De toute façon, où serait-elle allée ? Elle n’avait personne, pas le moindre endroit où se cacher…

Avec angoisse, elle comprit qu’elle allait mourir affamée.

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Un second sanglot secoua son corps. Ses réminiscences étaient si vives ! Néphélie resserra ses bras autour d’elle. Avec le recul, elle réalisait qu’elle aurait préféré que l’histoire se termine ainsi ; finir son existence dans ce lieu aurait été plus simple et moins douloureux.

Mais il était arrivé.

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Cinquième jour…

Néphélie savait que son tuteur avait un fils. L’individu le lui avait confié un soir, alors qu’il récupérait son plateau. Elle se rappelait la tristesse perçue dans ses intonations quand il lui avait appris qu’il était parti vivre loin de leur région, les regrets qu’elle avait devinés sur ses traits.

L’héritier de M. Manos revint dans la maison deux nuits après la découverte du corps de son père. Il demeura un long moment au rez-de-chaussée, puis il gravit la première volée d’escaliers et explora les niveaux supérieurs. Lorsqu’il atteignit les combles, Néphélie se cacha aussitôt. Son ventre criait famine, mais sa panique supplantait le besoin de s’alimenter.

La poignée s’abaissa, mais la porte ne s’ouvrit pas. Elle écouta le jeune Manos jurer tel un diable et retint son souffle. Elle ne le relâcha qu’en discernant le chuintement de ses semelles. Il redescendait les marches. Elle soupçonnait qu’il chercherait la clef et décida d’agir. Elle quitta sa cachette et entreprit de pousser un vieux bahut devant l’entrée. Hélas, elle sous-estima son poids. Le meuble était lourd, elle avait du mal à le déplacer.

Du nerf, j’en suis capable ! s’encouragea-t-elle.

Néphélie ne fut pourtant ni assez rapide ni assez prudente. Le descendant de son geôlier réapparut et l’entendit.

— Il y a quelqu’un ? demanda-t-il tandis qu’un soupçon de crainte naissait dans la voix.

Affolée, elle ne répondit pas. L’antiquité bouchait presque l’issue, elle pouvait réussir ! Elle le bouscula une dernière fois avec la force du désespoir et parvint à son but : clef ou pas clef, l’inconnu ne pénétrerait pas la pièce.

— Qui est là ? Que faites-vous ?

Oh ! Pourquoi son geste n’était-il pas passé inaperçu !? Angoissée, elle tourna en rond. Le fils de M. Manos insisterait-il ? Irait-il jusqu’à défoncer un pan du mur ?

— S’il y a quelqu’un, manifestez-vous.

Néphélie se l’interdit. Son interlocuteur attendit, mais ne prononça plus un mot. Et au bout d’un instant interminable à ses yeux, il partit. Elle eut la naïveté d’espérer qu’il ne réapparaîtrait pas et l’oublierait.

Deux heures plus tard, un bruit de pas résonna derechef dans l’escalier. Elle se surprit à prier pour que l’homme soit revenu seul. Un témoin serait déjà une catastrophe. Elle n’osait imaginer le résultat s’il y en avait plusieurs.

Le nouveau propriétaire frappa contre le battant. Néphélie contint un hoquet. Pourquoi agissait-il de la sorte ?

— Bonjour.

Elle se figea. Peut-être que si elle restait muette, il se décourageait et abandonnerait…

— Je… Sur un enregistrement laissé à mon intention, mon père m’entretient d’une jeune femme.

Elle en demeura coite. M. Manos l’avait évoquée ? Qu’avait-il dit ? Il n’était pas censé révéler son existence !

— Est-ce vous ?

Néphélie hésita. Fallait-il répliquer ?

— Je vous en prie. Parlez-moi.

Elle prit sa décision.

— Que vous a-t-il appris sur moi ? questionna-t-elle d’une voix rauque.

Un soupir soulagé résonna de l’autre côté de la porte.

— Il m’a avoué qu’il vous gardait dans son grenier et qu’il se fiait à moi afin de m’occuper de votre santé. J’ai d’abord pensé à une farce. Il était vieux et…

— M. Manos avait toute sa tête.

Un silence.

— Il vous retenait prisonnière ! Si je l’avais découvert plus tôt, je… j’aurais prévenu la police, enfin ! Je suis désolé si je vous ai effrayée. Je vais vous aider à sortir.

— Non ! paniqua-t-elle. S’il vous plaît, n’alertez personne d’autre. Il est impératif que je ne bouge pas d’ici.

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Ses larmes redoublèrent d’intensité. Néphélie se souvenait des protestations qu’il lui avait adressées. Malgré ses avertissements, il tenait à ce qu’elle sorte de là. Elle ne lui en avait pas voulu. Il ignorait encore tout d’elle.

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Cinquième jour et plus…

Elle batailla longtemps, mais enfin, l’héritier de M. Manos promit de ne pas parler d’elle. Elle ressentit néanmoins son désaccord : il ne souhaitait pas qu’elle s’enferme.

Néphélie mourait de faim. Elle accepta de déplacer le bahut contre sa parole qu’il n’en profiterait pas pour ouvrir. Il jura puis, comme son père avant lui, il lui amena un plateau rempli de victuailles.

Durant une semaine, il se contenta de lui obéir. Il ne monta au dernier étage que dans le but de lui apporter à manger sans chercher à pénétrer les lieux. Elle remarqua qu’il restait chaque fois un peu plus en sa compagnie. Il lui parlait avec gentillesse, tentait de grappiller des informations à son sujet. Si elle trouvait leurs échanges agréables, elle refusait cependant de se créer de faux espoirs. Elle avait conscience qu’il ne se montrait aimable que parce qu’il n’était pas au courant de qui elle était. Elle pressentait aussi que l’étrange situation ne durerait pas ad vitam aeternam.

Finalement, ce qui devait arriver arriva. Alors que Joach – il l’avait implorée de l’appeler par son prénom – lui offrait son repas du soir, il l’interrogea :

— Pourquoi acceptes-tu ta captivité ? Tu n’es plus prisonnière !

— Partir serait dangereux, rétorqua-t-elle, la gorge nouée.

— En quoi ? Et depuis combien de temps es-tu là ?

Elle ne répondit pas.

— Je ne connais même pas ton nom…

— Néphélie.

Cette question, au moins, ne lui posait pas de problème.

— Néphélie, répéta Joach, d’une façon qui suggérait qu’il goûtait son prénom. Ne désires-tu pas voir le monde ?

— Mes désirs ne sont pas importants.

— Au contraire… Je ne comprends pas ton attitude.

— Il n’y a rien à comprendre. Il te suffit d’exécuter la volonté de M. Manos.

Sa voix tremblait et elle s’en maudit.

— Je sens que tu es triste, Néphélie. M’en parleras-tu ? Ne t’ai-je pas prouvé que je n’avais que de bonnes intentions envers toi ? Je n’ai pas trahi ta présence chez moi, je te l’assure.

Néphélie soupira. Pourquoi était-il si gentil ? Il lui rendait les choses plus difficiles.

— Je t’en prie, murmura-t-elle, n’insiste pas. Je te promets que c’est mieux ainsi. Je n’en souffre pas autant que tu le crois. Je t’apprécie beaucoup. Ne peux-tu pas t’en satisfaire ?

Peut-être fut-ce à cause de sa détresse, peut-être pas ; toujours est-il que Joach agréa.

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Nonobstant sa tristesse actuelle, un fin sourire vint orner le visage de Néphélie. Quand l’héritier de son ancien geôlier avait accepté qu’elle vive dans son grenier, elle s’était sentie plus heureuse que jamais !

Le premier mois, tout s’était déroulé à merveille. Joach ne lui avait pas reparlé de sa condition et avait agi en ami. Il montait souvent discuter et adorait réussir à lui arracher un rire. Elle se grisait de sa conversation, se languissait de ses visites. Sa gentillesse semblait ne pas posséder de limites.

Peu à peu, Néphélie lui avait accordé sa confiance et, un matin, elle avait décidé qu’il méritait de connaître la vérité.

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Trente-neuvième jour…

— Joach ?

Afin de lui montrer qu’il l’écoutait, le concerné serra sa main dans la sienne au travers de la chatière – une habitude récente. Néphélie déglutit ; elle ne doutait pas de son choix, mais appréhendait la réaction de fils Manos. La peur obstruait sa gorge.

— Qu’y a-t-il ? insista Joach.

Elle chercha ses mots et l’inquiéta par son silence.

— Néphélie ?

Elle inspira :

— Si je te révèle la raison de mon enfermement, changeras-tu de comportement envers moi ?

— Bien sûr que non. Pourquoi modifierais-je mon attitude ?

— La réaction serait normale.

Joach caressa le dos de sa main.

— Je ne te causerai pas de tort

— J’espère, soupira Néphélie.

Elle prit ensuite son courage à deux mains.

— Que sais-tu de Méduse ?

— La Gorgone ?

— Oui.

Si Joach s’étonna, il n’en laissa rien paraître et enchaîna :

— Seulement ce que la légende raconte. Sa beauté lui a valu d’être convoitée par le dieu de la mer, qui l’a prise dans un temple dédié à Athéna. Pour se venger de l’affront, la divinité l’a transformée en Gorgone. Les cheveux de la jeune femme se sont métamorphosés en serpents et chaque être qu’elle a dévisagé par la suite s’est changé en statue de pierre. Elle a été tuée par Persée.

— Exact. Et qu’en est-il de ses enfants ?

— Deux sont nés de son sang : Pégase et Chrysaor.

Une fois de plus, Néphélie acquiesça.

— Pourquoi me racontes-tu cette histoire ? l’interrogea Joach.

Elle prit une grande et profonde inspiration. Le moment des aveux était arrivé.

— Je… je suis l’une des descendantes de Méduse.

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Néphélie éprouva à nouveau la crainte qui l’avait encerclée, oppressante. Mais malgré ça, malgré sa situation aujourd’hui, elle ne regrettait rien.

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Trente-neuvième jour…

Joach resta silencieux. Elle ignorait qu’en penser lorsqu’enfin, il prit la parole :

— Qu’essaies-tu de dire ?

— Athéna n’a pas uniquement puni Méduse, elle a aussi maudit sa descendance… Les filles de ma famille naissent avec le fardeau qui fut le sien. Nous possédons sa chevelure, et surtout, nous avons son regard…

Néphélie sentit son ami devenir nerveux et éprouva une vive angoisse. Allait-il la rejeter ?

— Je croyais que Méduse et les autres n’étaient que des légendes…

— Les légendes contiennent en général une part de vérité. Je… je suis un monstre, Joach. Écoute.

Néphélie autorisa ses reptiles à s’agiter et leur permit de siffler. Son interlocuteur tressaillit et lui lâcha la main. Son cœur se serra ; il la voyait désormais telle qu’elle était.

— Je suis désolée, chuchota-t-elle.

— Non, tu n’as pas à l’être. Tu es très courageuse de me l’avoir avoué. Il… il va juste me falloir un peu de temps.

Bien qu’il ne soit pas en mesure de le constater, elle hocha la tête.

— Tu comprends maintenant pourquoi ton père me gardait ici ? Il me protégeait, tout comme il protégeait le monde extérieur. Je suis dangereuse.

— Impossible, affirma Joach sans qu’une once d’hésitation passe dans sa voix.

La remarque la soulagea d’un poids énorme. Nonobstant son appréhension évidente, il ne la détestait pas.

— Avec les années, expliqua-t-elle, ma famille a saisi le danger que nous représentions. Elle a choisi de s’éteindre. Je suis sans doute l’une des dernières Gorgones en vie. J’ai l’espoir que notre malédiction meurt avec moi. Ainsi, il n’y aura plus de monstres.

Joach lui reprit la main et la serra avec une tendresse qui ne lui échappa pas.

— Tu ne me feras pas avaler que tu es un monstre, souffla-t-il.

Une larme roula sur la joue de Néphélie.

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Elle essuya ses yeux humides, puis se demanda de quoi elle avait si peur. Joach était son allié. Il l’aimait et ne lui causerait pas de tort. Pourtant, lorsqu’il l’avait priée de le laisser entrer, elle n’avait pas accepté.

Néphélie l’affectionnait. Elle ne souhaitait pas contempler sa crainte. Surtout… surtout, elle ne voulait pas mettre un terme à son existence. Oh, elle savait ce qu’il se passerait s’il la dévisageait ! Elle refusait qu’une telle tragédie se produise. Elle tenait trop à lui.

Elle avait pressenti que cet instant surgirait, que Joach ne se contenterait pas de discuter à travers la porte. Elle percevait depuis des semaines son envie de lui parler face à face. Jusqu’ici, elle avait toujours réussi à tourner la conversation à son avantage, mais aujourd’hui, il avait insisté. À sa voix, Néphélie avait réalisé qu’il n’accepterait plus sa claustration longtemps… Il n’avait ni crié ni élevé le ton ; toutefois, elle avait deviné son agacement.

Joach l’avait priée de réfléchir, puis assuré qu’il reviendrait plus tard, qu’il s’en remettrait à sa décision.

Elle se redressa et se mordit la langue. De quelle façon fallait-il agir ? Si ça ne tenait qu’à elle, elle resterait seule dans le grenier, à méditer la question. Hélas, elle ne le pouvait pas. Déjà, des bruits de pas surgissaient dans l’escalier, signe que Joach la rejoignait. Elle l’écouta s’adosser contre l’huis et, sans s’en rendre compte, retint sa respiration.

— Néphélie ? l’appela-t-il.

— Je suis là.

— J’ai emporté la clef avec moi.

La bienveillance qu’elle perçut dans les mots de son ami la rassura. Il n’agirait pas tant qu’il n’aurait pas obtenu son accord.

Ils restèrent silencieux de longues minutes, chacun attendant que l’autre s’exprime. Puis Néphélie trouva le courage d’ouvrir la bouche.

— Pourquoi tiens-tu à entrer ?

— Parce que je préférerais être près de toi lorsque je te parle.

— C’est trop risqué.

Néphélie ravala un sanglot ; que la vérité était blessante et cruelle ! Elle désirait admirer Joach, le prendre dans ses bras, le remercier d’être là. Mais pas au prix de sa vie !

— Tu ne me feras aucun mal, susurra le jeune Manos. Néphélie, ne continue pas à t’emmurer. J’aimerais me tenir auprès de toi, te réconforter, te prouver à quel point tu es une belle personne. J’aspire à te montrer le monde, même si nous devons rester cachés des autres. Tu mérites d’être heureuse. J’ai confiance en toi. Je… je t’aime. Je t’aime.

Elle hoqueta et porta une main à son ventre, où ses entrailles se tordaient. Non… Joach n’avait pas le droit de lui dire ça. Elle était un monstre, une erreur de la nature ! Elle ne lui apporterait rien hormis une mort lente et douloureuse. Elle l’aimait tout autant et ne le niait pas. Par malheur, ses sentiments étaient une raison de plus pour qu’elle l’éloigne. D’un autre côté, l’idée de le perdre lui était insupportable.

— Je suis terrorisée, murmura-t-elle.

— Je te jure que tout se passera bien. Je t’en prie.

Néphélie hésita. Le risque était réel. Mais peut-être qu’en gardant les yeux clos… Si Joach l’aimait, il ne fuirait pas devant elle et si elle s’obligeait à ne pas l’observer, il serait en sécurité.

— Aie foi en moi.

Elle se décida.

— Ouvre.

Elle eut à peine formulé l’autorisation que sa gorge se serra.

La clef pivota dans la serrure, la poignée s’abaissa, puis la porte s’entrebâilla. Néphélie se tenait assise juste derrière elle et s’empressa de dissimuler son visage. Joach s’accroupit et lui effleura le bras.

— Tu n’as pas à te cacher.

— Je suis un monstre.

— Non.

Avec lenteur, afin de ne pas l’effrayer davantage, Joach l’attira contre lui et la berça. Il n’eut pas l’air d’être alarmé par ses serpents. Alors qu’il les caressait, il s’étonna :

— Ils dorment ?

Malgré son angoisse, Néphélie rit. Elle ne s’attendait pas à une réaction pareille.

— Si j’ai envie qu’ils soient calmes, ils le sont.

— Tu vois que tu n’es pas dangereuse.

Sans saisir par quel miracle elle y arrivait, elle perçut le sourire dans les propos de Joach.

— Ce ne sont pas mes compagnons qu’il faut craindre.

Il glissa sa paume sous son menton. Elle refusa de suivre le mouvement qu’il lui imposait.

— Regarde-moi, l’implora-t-il.

— Ne me le demande, s’il te plaît, sanglota-t-elle tandis qu’il effleurait ses paupières. Je t’aime et souffrirais de te conduire à ta perte.

Joach lui baisa la joue, la rassura d’une simple pression.

— Tu ne me feras pas de mal. Je t’en prie, regarde-moi.

— Je…

— As-tu confiance en moi ?

— Oui, mais…

— Regarde-moi, ni toi ni moi n’en souffrirons.

Sa voix était si douce, si convaincante qu’elle fut tentée d’obtempérer. Néanmoins, elle avait peur, très peur. Elle en mourrait s’il se retrouvait changé en pierre par sa faute !

— Néphélie. Regarde-moi, insista-t-il.

Tremblante, elle releva la tête. Puis avec une lenteur teintée de frayeur, elle s’exécuta…

Deux yeux pâles et fixes s’offrirent à elle. Deux yeux d’aveugle.

— Co-comment ? bafouilla-t-elle.

— Tu n’es pas en mesure de me pétrifier.

Joach promena ses doigts sur son visage. Touchée, la Gorgone ne prononça pas un mot et le contempla, vivant, hors d’atteinte de sa malédiction. Avait-elle vraiment droit à ce bonheur ?

— Tu es magnifique, déclara-t-il.

Néphélie ne répondit pas, son émotion était trop forte. Elle se blottit entre ses bras.

— Je t’aime, souffla-t-elle, soulagée.

Joach posa ses lèvres sur les siennes.

— Je t’aime, Néphélie. Tant que je serai avec toi, je jure que tu n’auras plus à te cacher. Je jure que…

Elle l’embrassa, ne lui accordant pas le loisir d’achever son serment. Peu lui importait de devoir continuer à appréhender le monde ou de se dissimuler s’il était avec elle.

Elle sourit. Qui avait prétendu qu’une gorgone était une créature maudite ?

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