La Clef

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La Clef
© Rose P. Katell (tous droits réservés)
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Hosanna est seule. Hosanna a peur.

Alors qu’un vent annonciateur de l’hiver fouette son faciès rougi par les températures de la mi-décembre, un sanglot angoissé lui échappe. La clef située dans son dos, sa précieuse clef de remontage, est presque à l’arrêt.

Déjà, ses pas devenus lourds à mesure qu’elle ralentissait sa course se font plus ardus… Un poids lui tombe dans l’estomac ; elle a conscience qu’à moins de trouver de l’aide rapidement, son existence s’interrompra. Sans personne pour relancer son mécanisme, elle se figera telle une poupée de porcelaine et perdra la notion d’elle-même et de son environnement jusqu’à ce qu’une âme charitable la ramène à la vie, égarée et sans aucune connaissance des jours écoulés.

Hosanna s’échine à ne pas gaspiller son énergie en respiration aiguë ou gestes désordonnés. Elle force plutôt sur ses jambes et marche au rythme le plus rapide possible dans l’espoir de repérer une présence humaine – elle refuse de connaître à nouveau l’oubli, l’idée lui est insupportable ! Hélas, les rues défilent sous ses yeux impatients sans lui apporter la moindre trace d’un congénère. Elle contracte sa mâchoire. Son anxiété est si dévorante que la vue des façades garnies pour Noël – spectacle dont elle raffole – ne l’apaise pas. Tout son être est focalisé sur une unique réflexion : elle doit dénicher quelqu’un prêt à l’assister.

Enfin, au détour d’un carrefour, ce fameux quelqu’un lui apparaît ! Tandis que le désespoir s’apprête à fondre sur elle tel un vautour affamé, il se manifeste, sauveur bienvenu dans un décor urbain indifférent à sa détresse.

Hosanna n’hésite pas. Elle use de la vitalité qui lui reste afin de le rejoindre et l’interpelle.

— Monsieur ? Monsieur, s’il vous plaît.

L’homme pivote vers elle et la dévisage, un air mi-surpris, mi-ennuyé collé à son visage.

— Oui ?

— Accepteriez-vous de remonter la clef qui est dans mon dos ?

— Une clef ? Dans… votre dos ?

Hosanna déglutit ; elle n’a pas le temps de se confondre en explications. La crainte d’être plongée dans un néant total la réduit à supplier :

— Je vous en prie. Si vous n’agissez pas, je cesserai d’être jusqu’à ce qu’on me réactive. Oh ! je ne suis pas certaine d’avoir plus d’une minute devant moi.

— Co-comment… ? Et puis, zut. Je suis pressé.

La remarque lui arrache un hoquet étranglé, suivi d’un gémissement. Elle ne peut pas accepter un échec, une insensibilité pareille. Elle ne peut pas laisser s’enfuir l’espoir que représente leur rencontre.

— Je vous donnerai ce que vous voudrez en échange, promet-elle d’une voix précipitée. Ayez pitié… Je ne vous demande rien sinon de tourner ma clef.

Émettre un tel serment ne la dérange pas. Plus. Avec les années, Hosanna a compris qu’avoir besoin des autres signifie être contrainte de leur céder une chose en retour – dans la vie, rien n’est jamais gratuit.

À son grand soulagement, une étincelle d’intérêt brille soudain dans les pupilles de son interlocuteur.

— Tout ce que je veux ? répète-t-il pendant qu’il l’observe de haut en bas, comme pour jauger de sa sincérité.

Pressée qu’il accepte le marché, elle opine avec vivacité. Elle sait qu’elle n’a pas le choix. En l’absence de badauds plus charitables, elle est obligée de faire des compromis.

Malheureusement, ses propos n’ont pas l’effet escompté. L’expression de l’homme se durcit, une lueur lubrique remplace la curiosité décelée plusieurs secondes plus tôt. Il lui agrippe le poignet et la contraint à se rapprocher de lui.

— Pourquoi vous rendre service et attendre une faveur s’il me suffit de patienter un peu afin d’avoir tout ce je souhaite sans que vous soyez en mesure de m’en empêcher ? Car c’est ce que vos paroles sous-entendaient, n’est-ce pas ?

Le sang d’Hosanna se glace dans ses veines. La perspective de tomber inconsciente en si mauvaise compagnie l’épouvante, et elle se surprend à penser qu’elle aurait été plus avisée d’aller dans un lieu bondé, où un curieux aurait fini par toucher à son mécanisme après son endormissement mais où le monde présent aurait découragé de potentiels actes violents.

Un bras la ceinture et lui déclenche une vague de frissons. Elle aimerait s’éloigner, partir en courant. Cependant, sa clef presque immobile ne le lui permet pas, la force d’agir lui échappe.

Prisonnière, elle ferme les yeux, résignée à l’inévitable…

— Eh ! Vous, là !

Hosanna sursaute face à l’intervention, puis sent l’étreinte qui la retient se desserrer sous le coup de la stupeur. D’un mouvement douloureux, elle se dégage et regarde vers la nouvelle venue, une femme un rien plus âgée qu’elle.

— Vous allez bien ? l’interroge celle-ci. Est-ce que ce monsieur vous embête ?

Hosanna n’ose croire en sa chance. Elle hoche la tête et puise dans ses dernières réserves pour s’avancer vers elle. Déjà, elle perçoit le flou qui l’englobe, qui cherche à la submerger. Elle ne se rend même pas compte que son agresseur prend la poudre d’escampette. Elle implore :

— La… clef… dans mon dos. Remontez-la… Pitié.

Étonnée par sa demande, sa sauveuse la contourne, avant de hoqueter. Alors qu’elle vacille et peine à demeurer alerte, Hosanna la devine qui s’approche et contemple sa drôle de particularité.

— Activez… la, souffle-t-elle. Afin que… je reste éveillée.

— Vous êtes sûre ?

— S’il vous plaît…

— Elle…

— Vite.

Elle essaie de traduire l’urgence de sa situation par un signe, néanmoins, ses membres refusent de lui obéir. Avec angoisse, elle pressent que sa voix ne tardera pas à l’abandonner également. Malgré elle, ses paupières se plissent et s’abaissent.

Puis un bruit mécanique familier résonne à ses oreilles, promesse de renaissance.

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Hosanna n’est plus seule. Hosanna n’a plus peur.

Son ange gardien se prénomme Éléane. Gentille et bienveillante, elle ne s’est pas contentée de lui réinsuffler de l’énergie, non. Sitôt qu’elle a avisé son désarroi et compris qu’elle déambulait sans but précis, elle a insisté pour l’héberger le temps qu’elle se porte mieux.

Un sourire fleurit sur le visage d’Hosanna. Depuis qu’elle habite avec elle, elle redécouvre le sens du mot sérénité. Non seulement, elle ne manque de rien et profite d’une présence aussi amicale qu’agréable, mais en plus, elle n’évolue plus dans l’appréhension constante d’être rattrapée par l’oubli.

Éléane est si douce qu’Hosanna est persuadée d’avoir déniché une perle rare. Avec elle, elle a beau savoir que sa condition particulière la rend dépendante, elle n’a pas l’impression de l’être. Elle se juge libre. Plus que jamais.

Elle fixe le plafond immaculé de la chambre qui lui a été attribuée et perçoit une chaleur grandir en elle ; une chaleur qui, elle le soupçonne, provient de la confiance qu’elle place en Éléane.

Une odeur de café lui titille ensuite les narines. Désireuse d’aider Éléane à préparer le petit-déjeuner, Hosanna écarte les couvertures, puis jette ses jambes hors du lit.

La fluidité de ses gestes, moins parfaite que la veille, la contraint à observer son dos dans la porte-miroir de la penderie… Rêve-t-elle ou sa clef ralentit-elle ? Ses lèvres se pincent. Elle ne réussit pas à déterminer si elle se fait des idées ou non – ce ne serait pas la première fois que ses appréhensions la poussent à la paranoïa.

Incertaine, elle décide de poser la question à Éléane afin d’en avoir le cœur net et s’empresse de la rejoindre à la cuisine.

— Bonjour, la salue celle-ci dès qu’elle apparaît.

Hosanna lui rend la politesse et partage ses préoccupations.

— Excuse-moi de t’embêter, mais il me semble que mon mécanisme commence à faiblir. Qu’en penses-tu ?

Tandis qu’elle pivote afin de montrer son dos, Éléane se rapproche et la scrute.

— Hmm…, murmure-t-elle, ta clef m’a l’air de tourner un peu plus lentement, en effet. Toutefois, est-ce si grave ?

Hosanna en demeure plusieurs secondes muette.

— Bien sûr que ça l’est, hoquette-t-elle. Je te l’ai expliqué : si sa cadence s’interrompt, mon existence s’arrête avec elle. Je… si on ne la remonte pas, je suis fichue.

Éléane lui attrape les mains avec une gentillesse qui la déstabilise. Elle les serre entre les siennes, puis soupire :

— Quand accepteras-tu de m’écouter ? Il y a des jours que je te répète que ta clef n’a aucune influence sur toi. Tu pourrais l’ôter de ta chair si tu le souhaitais.

— Non, je…

— Elle n’est qu’un leurre, et elle n’est pas naturelle, on te l’a imposée. Tu continues à la supporter parce que tu t’y es habituée. Je suis même certaine que c’est toi qui en déclenches la rotation selon ton niveau d’anxiété, voire ta perception de ce que tu es capable ou non d’exécuter.

Hosanna se mordille l’intérieur de la joie.

— Je me le rappellerais si on me l’avait imposée, comme tu le prétends.

— Sauf si ton être a jugé ledit souvenir trop douloureux. Tu n’es pas différente, Hosanna, rien ne cloche chez toi. Tu n’as simplement pas foi en toi, alors tu t’es persuadé que tu n’étais pas en mesure de vivre sans l’assistance des autres. Et ta clef, elle… elle le symbolise. Crois-moi, tu souffres de manière inutile. Il te suffirait de le vouloir pour te libérer.

— Non, tu te trompes, murmure-t-elle.

— J’ignore ce que tu as subi pour en arriver là, mais je suis sûre que ce n’est pas irréversible. Tu es forte, Hosanna, beaucoup plus que tu ne l’imagines. Tu n’as besoin de personne afin d’être, tu y parviens de façon unique.

Hosanna esquisse un sourire timide, maladroit. Elle aimerait tant qu’Éléane ait raison… Elle serait une femme comblée si elle contrôlait sa particularité.

Elle plisse les paupières ; un instant, elle envisage qu’elle en est apte. Après tout, peut-être lui faut-il juste s’entraîner et apprendre à ne plus douter ?

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Hosanna a de la peine. Hosanna est effrayée.

La sérénité s’en est allée ; nonobstant ses efforts, le temps a accompli son œuvre et la course de sa clef est presque à son terme… Elle s’est remplie d’illusions, d’horribles et perfides illusions. Elle n’a pas de maîtrise sur sa situation, elle est bel et bien la créature assistée qu’elle a toujours cru être.

Tremblante, elle dirige ses pas vers la chambre d’Éléane. N’en est l’heure tardive, il est impératif qu’elle lui parle, qu’elle l’implore de l’aider.

Un sanglot lui échappe dès qu’elle constate à quel point ses mouvements sont saccadés – elle a l’horrible impression d’être encore dans la rue, en sursis et désertée de tout espoir.

Hosanna ne s’explique pas pourquoi Éléane se montre si bornée, et son récent refus de toucher à sa clef l’attriste. Son amie est tellement convaincue par ses théories farfelues qu’elle est prête à la plonger dans l’oubli pour les lui prouver… Sauf qu’Hosanna n’est pas naïve. Ça ne marchera pas, sa clef n’est pas une malédiction qu’on lève.

Elle s’immobilise devant la porte, hésite. Elle s’est confrontée à un « non » chaque fois qu’elle s’est échinée à la raisonner ; d’instinct, elle pressent qu’elle n’obtiendra rien de plus en réessayant.

Un souffle se glisse entre ses lèvres. La logique voudrait qu’elle quitte les lieux tant que ça lui est permis – une dizaine de minutes, si elle se fie à ce qu’elle a constaté dans son miroir –, qu’elle s’empresse de dénicher un nouveau bienfaiteur. Pourtant, l’idée lui donne des sueurs froides. Avant Éléane, nul ne l’a jamais assistée sans attendre quelque chose en retour.

Malgré son angoisse d’être mise en pause, se retrouver à la merci de profiteurs sans bénéficier de la moindre garantie ne l’attire pas… Subir le néant chez Éléane, qui la respecte et l’apprécie, est préférable au fait de croiser un individu aussi exécrable que celui abordé il y a peu.

Hosanna frappe trois coups contre l’huis, des coups rendus faibles par sa mécanique défaillante. Un petit « hmm » lui répond de l’autre côté. Elle inspire, puis pénètre dans la pièce à pas de loup.

La lampe de chevet d’Éléane est allumée. Redressée en position assise sur son lit, celle-ci la dévisage de ses yeux endormis.

— Un problème ? l’interroge-t-elle d’une voix douce.

Hosanna acquiesce.

— Ma clef va bientôt s’immobiliser.

La peur ressort dans chacun de ses mots ; elle n’a que trop conscience qu’il s’agit de sa dernière chance, qu’elle risque de cesser de vivre. Éléane l’abandonnera-t-elle longtemps à son état de pause afin de vérifier ses hypothèses ? Elle se surprend à espérer que non.

Dans une moue triste, celle-ci l’invite à avancer vers elle et tapote le matelas pour qu’elle s’y installe. Hosanna s’exécute avec des gestes de plus en plus saccadés.

— Tu acceptes de m’aider ?

— As-tu au moins tenté de lutter ?

— C’est inutile, Éléane. Effectuer un vœu ne suffit pas. C’est physique. Je suis constituée ainsi, née dépendante de mes pairs.

Un claquement de langue agacé lui répond.

— Rien n’est plus faux. Ta clef n’est pas biologique. Il n’y a aucun mécanisme en toi, excepté peut-être un mécanisme de défense auquel tu t’accroches pour pallier un cruel manque de confiance – qui lui non plus n’est pas naturel : il t’a été induit par un événement ou un être dont j’ignore tout et que tu as choisi d’occulter de ta mémoire. Mes mots sont secs, et je sais que je m’avance beaucoup… S’il te plaît, aie foi en moi. En toi. Ton existence ne s’interrompt que parce que tu l’acceptes. Tu es capable de contrôler ce phénomène !

— J’aimerais qu’il en soit ainsi, chuchote Hosanna.

— Envisage-le. Envisage-le sérieusement.

Elle veut répondre lorsqu’elle remarque que sa langue est pâteuse, engourdie. Elle cherche aussitôt à se lever ou à atteindre sa clef. En vain

A-t-elle dépensé l’entièreté de son énergie à rejoindre Éléane ? Elle refuse de le concevoir. Hélas, son entêtement ne modifiera pas le présent.

Deux bras l’entourent. Hosanna hoquette, cependant, elle ne prononce pas un mot.

— Calme-toi, lui murmure Éléane. Je t’en prie, ne pleure pas. Tu n’as pas besoin de moi. Combats tes démons.

Malgré ses propos, qui se veulent réconfortants et encourageants, Hosanna tremble. Elle sent que l’oubli est tout proche, qu’elle n’y échappera pas.

— Je t’en… supplie… aide-moi… Tourne… ma clef.

— Non.

Une larme lui tombe sur l’épaule et lui apprend qu’Éléane pleure également. Elle a envie de l’implorer derechef, mais ses muscles se figent ; ils la plongent dans un abîme de désespoir.

Alors que son esprit s’apprête à en faire autant, Hosanna se force à entrevoir une lueur dans son obscurité. N’en est le cauchemar qu’elle est en train d’endurer, son amie ne l’abandonnera pas, n’est-ce pas ? Elle lui prêtera assistance sitôt qu’elle réalisera son erreur.

Oui, ce n’est qu’une question de temps avant qu’elle s’anime. Oh ! Il est essentiel qu’elle croie en cette perspective, sinon son acharnement à demeurer auprès d’elle n’aura servi à rien.

Son corps se relâche. Ses yeux se ferment sans qu’elle le leur ordonne.

Elle sombre dans l’inconscience.

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Hosanna papillonne des paupières. D’abord floue, sa vision se stabilise et dessine en face d’elle le visage d’Éléane, qui la contemple avec émotion.

Ses lèvres se plissent, ses souvenirs s’entremêlent. Puis elle se remémore ce qui l’a menée à son dernier effacement d’elle-même, et les coins de sa bouche se rehaussent.

— Tu m’as réactivée…, souffle-t-elle avec gratitude.

Éléane secoue la tête et tend un poing fermé devant elle. Elle déplie ensuite ses doigts et lui dévoile ce qu’il contient : sa clef, ôtée de son dos.

— Je l’ai effleurée lorsque tu t’es « arrêtée ». Elle ne tenait pas. Je n’ai eu qu’à tirer un peu dessus pour la déloger.

Hosanna en reste pantelante.

— Je pensais que…

— Que je ne t’abandonnerais pas dans cet état et te « remonterais » ?

Hagarde, elle acquiesce.

— Tu as agi seule, Hosanna, enchaîne Éléane. Tu as réussi parce que tu t’es persuadée que je t’épaulerais, tu es revenue à toi en imaginant que je m’affairais autour de ton prétendu mécanisme. Je t’avais dit que rien ne clochait chez toi.

Tandis qu’elle commence à saisir la situation, Hosanna la gratifie d’un doux sourire.

Bien sûr, elle est sous le coup de la nouvelle. Bien sûr, elle peine à se rendre compte qu’elle regarde sa clef. Pourtant, il lui semble au fond de son être que l’avenir s’annonce soudain sous un jour meilleur.

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