L’Arbre Tombe

L’Arbre Tombe

Extrait gratuit : prologue

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L’Arbre Tombe
© Rose P. Katell (tous droits réservés)
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Prologue

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Angleterre, 1899

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Elle n’aimait pas cet individu – son oncle, comme il se plaisait à le lui rappeler. Svelte, à moitié dégarni sur le haut du crâne, il semblait savoir tout mieux que tout le monde et s’en vantait régulièrement. Sois gentille, la grondait Mère quand elle lui en parlait, c’est un personnage important. Important et généreux. Mais du haut de ses cinq ans, Aurore ne l’aimait pas.

Elle détestait sa façon de s’exprimer face à elle. Il la prenait pour une idiote, un être incapable de comprendre son discours – même sa nurse, miss Benson, ne s’adressait pas à elle d’un ton aussi condescendant. Ce soir cependant, il n’y avait pas le moindre risque qu’il l’interpelle. Concentré sur sa conversation, il la dédaignait avec superbe…

Aurore renifla. Lorsqu’elle l’avait entendu proposer une promenade à Mère, elle s’était empressée de leur emboîter le pas, heureuse de sortir du manoir et, surtout, d’échapper un instant à Nigel. Son séjour était à peine entamé, pourtant, elle ne supportait déjà plus la compagnie du pupille de son oncle. Parce qu’il était plus âgé, Nigel se croyait autorisé à se moquer d’elle à longueur de journée. Il ne se lassait pas de l’insulter de bébé ou de lui répéter à quel point elle était une fille bête. Aurore l’évitait comme la peste !

Elle soupira sans que Mère ne lui accorde d’attention et s’en attrista. Ennuyeuse, la balade s’éternisait ; ils n’avaient pas quitté le domaine, se contentant de suivre les chemins de terre… Au moins, le soir tombait et elle avait moins chaud – les deux adultes avançaient à pas si lents qu’elle aurait grillé sur place si la sortie avait eu lieu dans l’après-midi.

Aurore était persuadée qu’il existait un pacte entre les grandes personnes, une sorte de contrat qui leur interdisait de s’amuser. Une grimace de dégoût lui échappa. Plus tard, si on lui demandait de signer un tel papier, elle refuserait. Il était hors de question qu’elle renonce au droit de rire. Il fallait être fou pour le désirer !

Elle tenta d’écouter la conversation de ses proches, mais ne parvint pas à s’y intéresser. Ils parlaient si bas qu’elle ne saisissait qu’un mot sur trois.

Agacée, Aurore laissa son regard dériver autour d’elle. Les terres de son oncle se révélaient si vastes ! Tellement vastes qu’il était sans doute possible de s’y perdre si on ne se montrait pas prudent… Sans leur taille, elle ne les aurait d’ailleurs pas jugées passionnantes à son arrivée tant elles étaient tristes. Les rares fleurs qu’elles contenaient étaient renfermées dans des parterres, droites et alignées de façon parfaite. Aurore était convaincue que son oncle leur avait ordonné de se tenir au garde-à-vous. Tout ici était à son image : inflexible et fade. Elle n’avait vu d’herbes hautes nulle part.

Lorsque, du coin de l’œil, elle aperçut un énième parterre carré, elle eut soudain envie de découvrir si son oncle autorisait ou non la flore à diffuser son doux parfum. Il n’arrêtait pas de se plaindre des odeurs : à l’entendre, la plupart étaient trop fortes. Elle ne serait donc guère surprise qu’il ait trouvé le moyen de les anéantir.

— Mère ?

Aurore n’ignorait pas qu’elle devait demander la permission avant de s’éloigner. Mère entrait dans une rage folle quand elle s’éclipsait sans l’avertir…

— Mère ? répéta-t-elle quand elle prit conscience que son premier appel n’obtiendrait pas de réponse.

Peine perdue. Elle était transparente.

Elle songea à tirer un trait sur sa lubie. Néanmoins, l’idée de continuer à avancer derrière ceux qui la négligeaient la convainquit qu’il n’y avait pas de risque à disparaître un moment. Elle était certaine d’avoir le temps de se rendre près du parterre, de humer les fleurs et de rejoindre les deux adultes sans qu’ils le remarquent.

Aurore quitta le chemin. Elle s’en écarta d’abord à pas de loup, puis augmenta l’allure jusqu’à courir avec franchise. Un sourire orna ses lèvres. Elle avait si peu d’occasions de filer ainsi ! D’ordinaire, que ce soit Mère ou miss Benson, il y avait toujours quelqu’un pour la gronder et lui dire que son attitude était inconvenante. Les enfants des rues cavalent, Aurore. Pas les gens correctement élevés.

Euphorique, elle ne stoppa sa galopade qu’une fois son but atteint. Elle inspira, chercha à recouvrer une respiration régulière, puis s’approcha du massif floral… À l’inverse de ses attentes, si elle collait son nez aux corolles, elle percevait leur odeur. Une flagrance légère, délicate.

Sa curiosité satisfaite, Aurore se prépara à rebrousser chemin lorsque son attention fut happée au loin. Était-ce des fleurs sauvages qu’elle devinait ? Oui ! Elle ne rêvait pas. Il existait une parcelle du domaine que son oncle acceptait de céder à la nature ! Ravie, elle en oublia Mère ainsi que sa promesse de ne pas rester longtemps à distance et s’enfonça davantage dans la propriété.

Une fine pellicule de sueur la recouvrit bientôt, sa robe verte adhéra à sa peau – malgré la tombée du jour, la chaleur demeurait présente –, mais Aurore balaya ces désagréments. Elle distinguait de plus en plus clairement le coin repéré. Il s’agissait d’un véritable paradis, une cachette d’herbes hautes, de pavots et de bourraches. Idéal pour fuir Nigel !

Aurore s’esclaffa lorsque des brins lui chatouillèrent les mollets, puis s’étonna du puissant parfum qui emplissait l’atmosphère. Un instant, elle se demanda si elle n’avait pas été trop loin et quitté les terres de son oncle. Cependant, la chose était impossible. Elle se serait retrouvée bloquée par les grilles en fer qui l’entouraient…

Hébétée, elle progressa parmi la végétation. Jusque-là absent, le vent se leva ; un rire amusé lui échappa lorsqu’elle crut l’entendre lui parler.

Approche… Approche…

Mère ne cessait pas de lui reprocher son excès d’imagination. Elle lui assenait de se maîtriser lorsqu’elle recevait des invités.

Aurore redressa la tête. À une vingtaine de pas se tenait un arbre majestueux. Le souffle lui manqua, elle n’avait pas le souvenir d’en avoir déjà contemplé un aussi vertigineux. Il était gigantesque ! Sa forme en particulier la stupéfia, car la totalité de ses branches se terminait en un arrondi qui rappelait celui d’un crochet. L’image de son oncle accroché au bout du plus haut rameau lui traversa l’esprit et elle ne put s’empêcher de pouffer.

Le vent s’intensifia, la poussa dans le dos. Elle qui avait eu si chaud toute la journée se surprit à frissonner. Dans le ciel, des nuages gris se manifestèrent et son entrain fondit ; peut-être qu’Ulma, l’une des domestiques du manoir, avait eu raison d’affirmer qu’il y avait de l’orage dans l’air…

Je le sens dans mes articulations, lui avait déclaré l’imposante femme au matin. Aurore n’avait pas compris par quel miracle des articulations réussissaient à présager la météo. Toutefois, il semblait qu’elles ne se trompaient pas. Une prière s’extirpa de ses lèvres afin de retarder la pluie, puis elle s’avança vers l’arbre – un chêne, si elle ne se fourvoyait pas.

Une force inconnue l’attirait vers lui… Il la fascinait. Comme pour l’encourager, de nouvelles bourrasques la bousculèrent. Elles criaient si fort qu’Aurore n’arrivait plus à entendre leurs propos !

Elle parvint au tronc en quelques secondes et déglutit. L’ancêtre de bois la dominait de sa hauteur ; une aura royale s’en dégageait, un petit rien qui lui donnait le sentiment d’être minuscule et lui affirmait qu’elle était insignifiante face à la nature qui l’environnait.

Une goutte d’eau atterrit sur son bras, suivie d’une autre. Il commençait à pleuvoir, mais cela n’était pas gênant. Une bruine éphémère, probablement. Intimidée, subjuguée, Aurore n’y prêta pas attention. D’une main hésitante, elle effleura l’écorce du chêne…

Sa respiration se coupa. Sa vue se brouilla, et tout ne fut plus que souffrance. Une douleur sourde, viscérale, s’empara de son être et chercha à la briser ; une douleur qui, elle le soupçonnait, ne lui appartenait pas. Elle entendit un hurlement, ne réalisa pas qu’il s’échappait de sa gorge.

Aurore arracha sa paume au contact.

Le monde recouvra sa normalité, mais l’écho de son mal demeura en elle. Ses doigts se portèrent à sa joue humide de larmes, puis elle détailla les alentours. Son cœur battait la chamade. Plus rien dans le coin sauvage ne lui apparaissait accueillant. La pluie s’intensifia, les gouttelettes se muèrent en gouttes. Elle recula d’un pas.

Une ombre remua au-dessus d’elle. L’une des branches s’agitait… Était-ce le vent ? Son instinct la persuadait du contraire. Le rameau était trop épais pour se laisser malmener avec autant de facilité. Paralysée par la peur, Aurore n’osa esquisser le moindre geste. Il allait se passer quelque chose, chaque parcelle de son être le ressentait.

La branche s’abaissa… Son extrémité crochue la menaçait ! En pleurs, incapable de bouger, elle ne rêvait plus que de rejoindre Mère. Hélas, l’effroi la rendait statique.

La ramification manqua de la faucher et son corps réagit enfin : dans un cri aussi long qu’épouvanté, Aurore prit la fuite.

— Au secours ! À l’aide !

Elle trébucha, se releva.

— Mère ! Mon oncle !

— Aurore ? Aurore !?

Plusieurs voix se mêlèrent à l’appel. Son absence avait été remarquée. On la cherchait !

— Ici ! s’époumona-t-elle. Par ici !

Grâce à ses grandes enjambées, Aurore se trouvait déjà loin de son agresseur. Pourtant, sa panique ne la quittait pas ; elle suintait à travers ses pores, lui collait à la peau. Un hoquet jaillit de sa gorge. Les larmes brouillaient sa vision.

Aurore distingua Mère en amont. Avide de réconfort, elle se précipita à sa rencontre et n’écouta pas les dernières paroles du vent.

C’est elle… C’est elle…

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