Un vœu, deux destins

Un vœu, deux destins

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Un vœu, deux destins
© Rose P. Katell (tous droits réservés)
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— Fais chier !

Les dents serrées, Noami ferma son ordinateur portable sans prendre le temps de quitter sa page YouTube ; ses ongles s’enfoncèrent ensuite dans la chair de ses paumes afin d’évacuer la rage qu’elle venait de refréner en refusant d’obéir à son impulsion, qui voulait qu’elle claque son écran contre le clavier avec force – même sous l’emprise de la colère, elle n’oubliait pas ne pas avoir les moyens de réparer ou remplacer la précieuse machine…

Un long souffle s’extirpa d’entre ses lèvres pincées et gonfla ses joues.

— Tu retiens rien, ma pauvre fille, se désola-t-elle.

Problème de mémoire… ou de masochisme ? Elle se posait sérieusement la question ! Rah. Pourquoi s’obstinait-elle à lire tous les commentaires postés sous ses vidéos chaque fois qu’elle en sortait une ? Qu’est-ce qui ne tournait pas rond, chez elle ?

Noami se leva de sa chaise, effectua plusieurs pas rageux. Pff. C’était toujours la même rengaine… Toujours. Elle publiait un cover d’une chanson populaire qu’elle aimait dans l’espoir de se faire connaître, d’attirer les gens sur sa chaîne pour leur laisser découvrir ses propres compositions, et elle récoltait en majorité des remarques sur son physique !

Elle tapa son poing sur la table de la cuisine – unique endroit d’où elle pouvait travailler au sein de son minuscule studio. Si elle pardonnait volontiers les compliments d’autres femmes malgré son regret de ne pas être considérée pour plus que son apparence, elle ne tolérait en revanche ni les insultes ni les propos graveleux de certains. Grr ! Elle ne supportait plus d’être à tour de rôle comparée à une nonne ou à une prostituée ; encore moins de recevoir des propositions irrespectueuses !

Un rire jaune échappa à Noami. Dire qu’elle avait au départ eu la naïveté de songer que modifier sa tenue changerait quelque chose. Comme si l’agressivité n’avait pas à voir avec la violence seule de ceux et celles qui en étaient à l’origine… Elle joua sur sa respiration, mais ne se calma pas. La coupe était pleine : elle avait besoin d’évacuer.

Dans un éclair de lucidité, Noami attrapa ses clefs, son perfecto fétiche – le bleu ciel – et sortit de son deux-pièces. Habituée aux pannes de l’étroit ascenseur et désireuse de se défouler, elle descendit l’escalier d’une marche impérieuse, puis se précipita à l’extérieur, où le soleil par instants voilé d’une fine couche nuageuse se manifestait de manière timide.

Elle inspira. Mmm. Si l’air de la ville n’était pas aussi agréable que celui de la campagne, dont elle profitait lorsqu’elle rendait visite à son père et sa petite sœur, il demeurait salvateur pour ses nerfs malmenés ; raide et tendu, son corps se délia déjà en partie au moment où il pénétra à l’intérieur de ses poumons. Noami s’étira. Une courte promenade, elle n’en doutait pas, achèverait de dénouer le reste de ses muscles et d’aérer son esprit.

Son visage s’offrit aux rayons lumineux. Au fond, la misogynie qu’elle subissait ne la travaillait pas tant ; d’une certaine façon, elle y était habituée… Elle n’y échapperait pas et l’avait su avant de se lancer dans la chanson ! Ce qui l’énervait, ce qui l’énervait vraiment, c’était que celle-ci n’était pas compensée : les commentaires de sa chaîne se concentrant sur sa voix étaient minoritaires – et le mot était faible. Quant à ceux mentionnant ses créations personnelles, ils se révélaient inexistants… Peut-être même en manquait-elle, noyés sous les flots des diatribes sur son corps pourtant pas plus exceptionnel ou anodin qu’un autre.

Hmm. Noami avait du talent – elle n’aimait pas perdre son temps en fausse modestie. Elle avait travaillé et continuait de travailler dur pour ça ; elle avait une identité, un style, un concept… Elle croyait en elle et en ses productions. Si seulement on accordait enfin de l’importance à ce qu’elle proposait plutôt que ce à quoi elle ressemblait… Elle était persuadée qu’elle aurait ses chances de percer !

Son rythme de marche, rapide et fiévreux, décrut. Sa tension s’évaporait, désormais remplacée par une lassitude triste, presque anxieuse. Bon sang… Elle n’avait qu’un but dans la vie, un rêve : la musique. NoÂme, la chaîne qu’elle avait lancée avec tant d’attente et d’espoir, constituait son monde. C’était l’univers parmi lequel elle était entière. Et si ce projet ne prenait pas, s’il mourait faute d’engouement, ce serait une part d’elle, la plus précieuse, qui expirerait avec elle. Oh ! Jamais elle ne pourrait se contenter de son boulot alimentaire. Il fallait qu’elle réussisse. À tout prix !

Noami perçut distinctement la pointe de panique à laquelle ses pensées donnèrent naissance ; elle navigua vers son cœur, puis le grignota. Comme en réponse, une grimace lui échappa. Si elle l’autorisait à se développer, elle la rongerait jusqu’à la moelle, c’était une certitude.

D’instinct, ses pas dévièrent dans une direction précise. Sans but sinon celui de lui oxygéner l’esprit, sa promenade gagna une destination. Durant une dizaine de secondes, concentrée sur son émotion et ses tentatives pour la contrôler, Noami ne le réalisa pas. Ensuite, son automatisme lui apparut, flagrant, évident, et un sourire timide naquit sur ses traits.

Bien sûr… Elle savait où aller : là où tout avait commencé. Elle s’autorisa un soupir soulagé.

Toute ville a ses secrets, ses coins de paradis – même les plus fades ou « modernes ». Et la sienne possédait un endroit particulier pour elle… Celui où, enfant, elle disparaissait des heures les jours ensoleillés afin de parcourir en fredonnant les pages de son livre fétiche : un recueil des frères Grimm ; celui où, adolescente et passionnée de contes, alors que le chant s’imposait une véritable place dans son existence, elle avait choisi sa voie ; celui où, en pleine concrétisation de ses projets, elle avait inventé son nom d’artiste avec une facilité déconcertante. NoÂme… Une contraction de son prénom et de l’élément qu’elle souhaitait et espérait faire ressortir, voire ressentir, au travers de ses chansons. L’essence des histoires qui la berçait depuis bébé.

Noami sourit de plus belle. L’endroit ne payait pas de mine. Pour beaucoup, il n’était d’ailleurs qu’une tâche au tableau – si on le remarquait… Étroit terrain herbeux et fleuri coincé au milieu de deux immeubles tout en hauteur et en béton, il s’étirait sur trois ou quatre mètres jusqu’à une construction en bois acculée entre les immenses murs voisins : une maisonnette abandonnée aux allures d’abri de jardin, envahie par le lierre et percée, en son toit, par un arbre ayant poussé de manière incongrue entre ses façades. Un lieu fantaisiste par son caractère détonnant, qui lui avait inconsciemment rappelé ses contes adorés lorsqu’elle l’avait vu pour la première fois.

Noami y pénétra, et son cœur s’allégea. Elle se remémora aussitôt pourquoi elle poursuivait son activité. Pourquoi sa musique avait de la valeur.

Elle voulait procurer à d’autres les émotions qu’elle éprouvait quand elle se trouvait plongée dans les récits d’antan. Sérénité. Évasion. Magie.

Le reste n’avait pas d’importance – ne devait pas en avoir.

Noami s’assit parmi les herbes hautes, pas loin de la fameuse maisonnette, puis contempla les antirrhiniums en fleurs autour d’elle. Mmm… Se laisser abattre était facile, car nombreux étaient les obstacles et les sources de découragements. Avoir la foi se révélait plus dur. Mais n’était-ce pas le fond de ce qu’elle chantait ? Il lui fallait s’accrocher, oui. Si elle y croyait, le succès viendrait ; il lui permettrait de toucher un public plus large et de propager ses valeurs, l’optimiste dont le monde avait cruellement besoin.

Sa tête se dressa vers le ciel – vers le soleil auquel la taille des bâtiments à sa droite et à sa gauche interdisait de l’atteindre. Son énervement initial était encore présent, distillé dans son corps. Toutefois, il ne l’étouffait plus et elle parvenait à relativiser. À accorder de l’importance à ce qui en avait réellement sans être parasitée par ce qui n’en avait pas – ce qui n’en méritait pas.

Dans un souffle apaisé, Noami étira davantage sa nuque pour l’assouplir ; ses pupilles se portèrent sur la porte de la construction et y décelèrent une étrangeté, une nouveauté… Elle cilla. Cet éclat argenté, ce fin motif qu’elle ne réussissait pas à deviner de sa position, n’était pas là lors de ses précédents passages. Elle en était sûre et certaine.

Intriguée, elle se leva. Son ventre se nouait à l’idée qu’il s’agisse d’un tag – resté inviolé jusque-là, son havre de paix ne pouvait pas être tout à coup l’œuvre d’un vandalisme quelconque, même joli ou artistique, elle le refusait ! –, mais elle se rassura avec la pensée qu’un jet de bombe se serait révélé plus épais.

Des ailes…

Le dessin sur le bois représentait des ailes, celles d’une libellule. Une impression de relief titilla Noami ; ça ressemblait à s’y méprendre à une gravure, recouverte par un délicat trait de peinture. Plus étrange, le tout avait un aspect ancien, vieilli… Comme si ce fameux motif avait toujours été là. Or, elle était parfaitement convaincue du contraire.

Ses doigts s’approchèrent, effleurèrent une courbe.

Le monde s’évanouit, remplacé par une éblouissante lumière blanche…

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La lumière perdit en intensité sans que Noami n’arrive à apercevoir le moindre élément. Aveuglée, elle grimaça en papillonnant des paupières. Bon sang… C’était quoi, ce flash soudain ? D’où sortait-il ? Ses paumes frottèrent ses yeux dans l’espoir d’en chasser la douleur.

Enfin, au bout d’une poignée de secondes supplémentaire, sa vue lui fut rendue. Noami sursauta ; son cœur effectua un looping à l’intérieur de sa cage thoracique. Que… ?

Sa bouche s’arrondit. Disparus le battant en bois et sa gravure. Disparu le reste de la construction. Disparus même sa ville, les sons et odeurs qu’elle connaissait. Devant elle, il n’y avait plus rien hormis les antirrhiniums… et son double. Une parfaite réplique d’elle en train de la saluer.

Parfaite ? Non, pas tout à fait… Malgré l’affolement et l’incompréhension dont Noami était victime, des petits et plus gros détails lui sautaient à la figure.

L’assurance, déjà. Cette femme-là en avait à revendre ; son sourire en coin en débordait. Il n’y avait pas de comparaison envisageable avec elle ou ses doutes allants et venants !

La tenue, ensuite. La robe bleutée que Noami contemplait était… elle était… Wow ! C’était digne d’une Cendrillon moderne. Une Cendrillon qui, au lieu de se rendre au bal, s’apprêtait à monter sur scène.

Et pour terminer, il y avait cet air… familier mais un peu plus mature. Les traits en face des siens étaient plus âgés que les siens, elle en mettrait sa main au feu. Pas de beaucoup ; deux ou trois années, peut-être.

Tout ça, néanmoins, ne lui disait pas par quel miracle cette situation était possible. Était-elle réelle ? N’avait-elle pas plutôt eu un malaise ?

— On a gagné, Nono !

Noami vacilla. Personne ne l’avait appelée ainsi depuis son enfance. Le surnom était celui donné par sa mère lorsqu’elle était en vie… Nul n’en avait connaissance à l’heure actuelle, elle l’avait gardé dans le secret de son cœur.

— Qui es-tu ? parvint-elle à articuler.

— Tu le devines pas ?

Sa gorge se noua. Elle le devinait, si. L’hypothèse était cependant trop folle pour être émise à voix haute.

— Je suis toi ! Ou tu es moi, selon ton option préférée.

D’instinct, Noami recula d’un pas. Un délire. Elle était victime d’une machination de son cerveau. Oui, voilà ! Elle délirait forcément.

… N’est-ce pas ?

— Panique pas, d’accord ? Tout va bien, je te le promets.

— Comment… ? bredouilla-t-elle, incapable d’achever sa phrase.

— C’est juste une vision. Une éventualité, pour être précise. Je suis pas réelle – pas encore !

Troublée, Noami mit plusieurs secondes à saisir malgré les indices relevés plus tôt.

— Le futur…

— Le seul, l’unique… Ou pas : ça dépend de toi. Tu seras bientôt soumise à un choix, Nono. Le tout est de faire le bon !

— Un choix ? répéta-t-elle.

— Tu as trouvé le symbole, non ?

Elle percuta.

— Les ailes…

— Les ailes, confirma la « vision ». Le signe de notre fée. Son invitation.

Noami hoqueta. Avait-elle correctement entendu ?

— Invraisemblable, hein ? Moi aussi j’ai eu du mal à y croire, le jour où j’ai été à ta place. Adorer les contes et les chanter signifie pas avoir une foi aveugle en leurs éléments, on le sait. On a jamais été naïve à ce point.

— J’ai besoin de m’asseoir…

D’un geste, son interlocutrice lui montra avec une moue désolée l’espace presque immaculé les entourant, vide d’objet – le sol ne s’y distinguait pas, les antirrhiniums paraissaient flotter dans le néant.

— C’est beaucoup d’un coup, compatit-elle également. Mais tout est réel ! Notre fée veillait sur nous, et elle a choisi de nous apparaître. Ce que nous avons aujourd’hui, c’est grâce à elle, au pouvoir de notre souhait.

— Ce que nous avons ? hésita Noami.

— La faculté d’inspirer autrui, comme nous l’avons si souvent rêvé ! Nono, on se produit sur scène… et à l’international ! On raconte nos histoires adorées en rimes et avec rythme. On procure rêve, espoir et optimisme.

— L’inter… L’inter…

Ses jambes manquèrent céder sous elle ; elle n’acheva pas son mot. La tête lui tourna. C’était si… Rah ! Elle ne voyait pas de terme adapté ! C’était fou. Inconcevable !

— L’international, oui. On vit notre propre conte de fées, ma Nono ! Et pourquoi ? Parce que tu as pris la bonne décision. Tu as accepté le marché de notre bienfaitrice, notre marraine. Tu lui as offert la promesse de ton cœur ! En échange, elle l’a concrétisé. Elle nous a procuré la visibilité qui nous manquait : de plus en plus de gens se sont penchés sur notre travail, dont une productrice ! NoÂme est devenu une marque ; on a atteint notre but si brillamment qu’on a pu acheter notre propre appartement. On a plus de job alimentaire !

L’émotion gagnait Noami, ses pupilles en pétillaient.

— Est-ce possible ? murmura-t-elle.

Son double lui attrapa les mains, les pressa entre les siennes avec chaleur et douceur.

— Notre fée se révélera vite à toi, je te le promets. Aie confiance. Elle te connaît et tu as mérité son attention. Quand elle te proposera d’exaucer ton vœu, il te suffira de le lui donner, de t’en remettre à elle. Si tu suis ce conseil, Nono, nous nous reverrons. Nous deviendrons l’une l’autre…

Elle aurait aimé l’interroger davantage, en particulier sur cette fameuse fée – une fée, bon sang ! Un personnage de récit comme elle adorait en imaginer ! –, mais la seconde Noami disparut de la façon qu’elle lui était apparue : dans une aveuglante lumière.

Ses sourcils se froncèrent, elle protégea ses iris de son bras ; son ventre, lui, se noua. Oh ! Était-ce tout ? N’en saurait-elle pas plus ? Hmm… Cette étrange illusion allait-elle vraiment s’arrêter là ? Non ! Elle le refusait. Son havre de paix lui-même ne suffirait pas à l’apaiser après ça : elle ne cesserait de se perdre en conjecture, d’envisager hypothèse sur hypothèse, et toutes seraient dingues.

L’herbe et la maisonnette ne revinrent toutefois pas dans son champ de vision. Lorsque l’éclatante blancheur diminua, ce fut pour lui laisser découvrir une deuxième – troisième ? devait-elle se compter ? – Noami, très différente de la précédente.

Son souffle se coupa… Assise sans grâce devant elle, sa nouvelle jumelle, vêtue d’un simple training gris sombre – informe et loin du style de vêtements qu’elle affectionnait –, coiffée d’une tresse datant de plusieurs jours, ne lui accordait pas le moindre intérêt. Ses yeux cernés se concentraient sur sa vapoteuse. Elle fumait… Elle fumait ! Pour autant, elle ne regardait pas l’objet ; elle tirait plutôt dessus sans s’en rendre compte, tel un automatisme, un geste déjà accompli maintes et maintes fois, véritable habitude. Elle aussi avait l’air plus âgée… Une impression accentuée par ses traits fatigués et émaciés – de mémoire, jamais Noami ne s’était aperçue si maigre, même durant son adolescente rythmée par les TCA.

Hésitante, elle s’approcha, puis déglutit en « se » notant pieds nus. Elle ne faisait d’ordinaire pas un seul mètre sans ses précieux chaussons tellement elle détestait percevoir une irrégularité entre le plancher et sa voûte plantaire ! Une grimace lui échappa aussitôt. Ce n’était pas normal… Si elle avait déjà eu du mal à accepter la Noami aux concerts internationaux, elle réfutait carrément la Noami léthargique !

— Nono ? l’appela-t-elle au bout de plusieurs secondes, employant d’instinct ce surnom retrouvé.

— On est tombée si bas…

Un rire jaune, rauque et faible, voire désabusé, effleura ses tympans.

— C’est pas ce qu’on voulait. Merde ! C’est pas ce qu’on voulait.

— Je comprends pas, avoua Noami.

Que signifiait cet échange ? Pourquoi le vivait-elle ? Et quel rapport avait-il avec le dernier ?

— Ça t’arrivera : on est les mêmes, pour le meilleur… et pour le pire.

— Qu’est-ce qui m’arrivera ?

Son double se désigna.

— Tu deviendras pathétique. Tu perdras tout, ma pauvre fille. Tes rêves. Tes croyances. Tes illusions. Ton amour propre… Bref.

Elle fut incapable de répondre. Ce cynisme ne lui ressemblait pas ! De tels propos ne résonnaient pas en elle. Ses rêves ? Peuh ! Elle en avait à revendre, et peu importait les périodes où le découragement la guettait. Ses croyances ? Ancrées dans ses valeurs, elle les jugeait inébranlables. Son amour propre ? Ah ! Sa fierté l’empêchait de ne pas en avoir. Quant à ses illusions… De quoi était-il question ? Noami n’était pas du genre à s’en créer.

Une toux sèche la ramena parmi le moment présent. Sa « vision » s’étranglait avec la fumée de sa cigarette électronique !

— Tu peux encore l’éviter, la prévint-elle ensuite.

Noami déglutit.

— Ah oui ?

— N’écoute pas ce qu’elle te dira et n’accepte rien qui vienne d’elle. Rien !

— … La fée ? devina-t-elle.

Elle récolta un geste las du menton. Une confirmation.

— Cette putain de fée, ouais.

— Mais…

— Une menteuse ! On a inspiré personne. On est qu’un beau morceau de viande, un pur divertissement. Les gens se moquent bien de ce qu’on raconte au sein de nos chansons ! Ils n’y croient pas, on vit dans un monde beaucoup trop pourri… On est parvenue à que dalle. On s’est juste inventé un joli scénario, et le retour à la réalité a été douloureux ! On a offert notre plus grand rêve à cette créature pour du vent… On l’a nourrie et elle nous a pas accordé plus que des miettes !

Noami recula d’un pas ; un geste intuitif, automatique.

— Je pensais… Elle est censée exaucer notre vœu, non ? L’autre nous…

Un affreux rictus lui fut adressé.

— Oublie-la : c’est une chimère qui s’ignore, et j’en suis la preuve vivante… Pff. La fée nous trompera, retiens-le. Si tu cèdes à son chant de sirène, celui-ci sera l’unique élément de conte que tu connaîtras. Ton histoire aura pas de happy end.

Ses lèvres se plissèrent. À l’intérieur de sa poitrine, son cœur s’affolait ; ses battements étaient déjà impossibles à calmer ! Elle inspira. Sa première discussion lui avait paru improbable, alors celle-ci… Elle était flippante ! Pire, elle instaurait une profonde angoisse en elle – les ailes de la peur n’étaient pas loin de lui pousser dans le dos pour lui permettre de fuir. Sans même savoir si cette fameuse fée existait, elle avait la sensation d’être confrontée à son choix, terrible en raison des conséquences opposées qu’on lui laissait entrevoir.

Elle mordilla la chair de sa langue… Tout en elle l’incitait à nier l’expérience dont elle faisait les frais. Y donner du crédit était délirant, elle le sentait… Pourtant, il y avait ce motif apparu sur la porte, un motif qui s’accordait à merveille avec l’idée d’une quelconque fée. Sans compter qu’elle n’avait pas d’explication rationnelle. Elle était tombée dans les pommes à deux reprises au cours de son existence, et ces malaises n’avaient pas provoqué d’hallucinations de cette ampleur ! Noami était également sûre et certaine de ne pas s’être endormie : ses rêves ne contenaient jamais si peu de détails visuels – ils étaient plutôt du style cauchemars pour épileptiques.

— Cogite pas tant, la railla son double. Demande-toi juste une chose… As-tu envie de finir ainsi ?

— Non !

— Dédaigne la proposition de cette sangsue. Voilà le secret afin de pas me revoir un jour dans ton miroir.

Avant que Noami soit en mesure de répliquer, la lumière blanche l’aveugla à nouveau et la contraignit à se reprotéger les yeux. Cette fois, néanmoins, lorsqu’elle s’amoindrit et s’estompa entièrement, plus aucune version d’elle ne l’attendait pour lui parler de la fée, cet ange ou ce démon prêt à se pencher sur son sort. Le battant de la maisonnette lui faisait au contraire face et son index la frôlait, comme s’il ne s’était rien passé, comme si une minuscule seconde à peine s’était écoulée depuis qu’elle avait décidé d’en toucher la surface. Le symbole, les ailes de libellule argentées, avait quant à lui disparu. Hmm. Avait-il été là, au départ ?

Ses dents se serrèrent. Oui… Il n’en pouvait pas en être autrement : elle était un peu déprimée, pas folle ! Et si elle admettait avoir de l’imagination, elle n’en possédait pas autant. Elle n’aurait pas été capable d’inventer un tel scénario !

Noami massa ses tempes du bout des doigts. L’évidence s’imposait. Aussi invraisemblables soient les scènes auxquelles elle avait assisté, elles étaient réelles… Bien réelles. Foutrement réelles.

Ses jambes tremblèrent. Elle retomba sur l’herbe, puis abaissa ses paupières. Non seulement elle peinait à digérer la vérité, mais en plus l’admettre revenait à accepter qu’une fée s’apprêtait, dans un futur plus ou moins proche, à la rencontrer. Bon sang !

Que déciderait-elle quand ça se produirait ?

Un rire nerveux lui échappa. Quand… Elle avait pensé « quand », pas « si » ! Une part d’elle n’avait pas tant de mal à y croire ; elle lui soufflait que les avenirs qui s’étaient présentés à elle n’étaient pas anodins, pas le fruit du hasard. Noami se mordilla les lèvres. L’expérience était advenue pour une bonne raison, oui. Pour la prévenir, lui permettre de faire un choix, le plus éveillé.

Ses iris se posèrent sur les antirrhiniums plantées tout autour d’elle, éléments de la réalité à être demeurés à ses côtés durant ses visions. Éléments communs aux deux… Hmm. Aussitôt, le constat la poussa à chercher d’autres similitudes.

Elle n’en repéra qu’une. La fée… La Noami star et la Noami dépressive s’accordaient en effet sur son existence, son apparition et sur un marché passé avec elle. Ah ! En y songeant, elle devait inclure son vœu parmi ce début de liste mentale, car il était la clef de ce pacte : dans chaque récit, elle le confiait en échange de sa concrétisation.

Ne lui restait plus qu’à comprendre pourquoi cette décision ne procurait pas le même résultat à ses doubles… Pourquoi la première avait-elle vu sa carrière décoller et amené NoÂme dans le cœur des gens quand la seconde avait perdu ses espoirs et paraissait au fond du gouffre ? Oh ! Il y avait forcément une explication.

… Laquelle ?

— Réfléchis, s’exhorta-t-elle à voix haute.

Deux possibilités. Elle avait été témoin de deux possibilités, deux perspectives distinctes nées d’une rencontre identique… Logiquement, la réponse était au sein de celle-ci. Tout découlait d’elle.

Un fin sourire orna ses lèvres. Elle progressait, et c’était un rien grisant ! Comme une énigme à résoudre – possédant certes de lourdes conséquences pour elle si elle ne trouvait pas comment diriger son destin vers la meilleure option… mais mieux valait ne pas trop y cogiter, au risque de paniquer.

Noami replaça une mèche de cheveux derrière son oreille, puis se replongea au milieu des scènes vécues plus tôt. Voyons… Ses « jumelles » avaient donc chacune marchandé avec la fée et leur quotidien avait évolué, en bien ou en mal.

— Tu te répètes, se moqua-t-elle. Ça, tu le sais déjà. Creuse plus.

Pff. Elle se mettait à parler seule… Les choses devenaient sérieuses ! Elle le faisait lorsqu’elle écrivait ses textes et atteignait l’essence de ses contes préférés.

Un sursaut l’ébranla. Les contes… Oui ! Il lui fallait chercher de ce côté. Une fée… Un vœu… Des composantes qu’on rencontrait dans ses histoires favorites ; des histoires qui contenaient souvent des mises en garde et incitaient à la prudence, à bien formuler ses désirs.

Une pointe d’excitation nerveuse la gagna. Son avenir dépendrait-il bientôt de sa manière d’exprimer son souhait ? Une mauvaise tournure la mènerait-elle à la catastrophe ? Peut-être, si on appliquait la logique des frères Grimm et de leurs confrères…

Bon sang… Si elle ne se trompait pas, tout se jouerait avec ses mots… ou avec sa capacité à résister à l’attrait de la proposition enchanteresse.

Les pupilles de Noami s’écarquillèrent. Cette alternative, pourtant évidente, ne lui apparaissait que maintenant ! Comme si elle n’était pas envisageable, voire n’existait pas… Elle secoua la tête. L’idée du marché avait immédiatement eu du sens pour elle. Pire, elle ne cherchait pas à la remettre en cause ! Elle voulait cette opportunité… De tout son cœur. Peu importe à quel point c’était fou ou risqué.

Ce qu’elle chantait était près de lui arriver. À elle ! Dans la vraie vie ! De quelle façon alors y résister ou ne pas avoir foi en son propre happy end ? Rah ! Si une fée avait assez de considération pour se pencher sur elle, refuser sa proposition serait une hérésie, une trahison envers ses valeurs. Elle ne se le pardonnerait pas.

Un frisson parcourut son échine et Noami referma les bras sur son buste. Il n’y avait en effet qu’une voie à suivre pour elle. C’était limpide : son défi ne serait pas d’éviter sa fée et son offre, plutôt de se préparer à leur rencontre afin qu’elle se déroule sans heurt futur. Elle y penserait nuit et jour jusque-là !

Sa posture se redressa ; la détermination l’envahissait. Lorsque le moment viendrait, elle serait prête. Ses propos n’auraient qu’une signification et ne laisseraient pas place aux interprétations hasardeuses.

Oui, elle saurait saisir son destin entre ses mains.

Et d’ici quelques années, lorsqu’elle se contemplerait dans le miroir, le reflet de son double à la robe digne de Cendrillon lui rendrait son expression ravie.

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Le regard malicieux de la créature ne quitta pas la jeune femme avant qu’elle n’ait regagné la rue, abandonnant son antre – devenu aussi le sien au fil des saisons… Encore trois ou quatre jours, et elle pourrait se manifester ! Le marché serait concluant. Elle l’avait perçu dans l’attitude de l’humaine.

Un large sourire dévoila ses petites dents pointues. D’un vol gracieux, elle délaissa sa cachette au sein de la maisonnette et s’en alla effleurer la porte du bout des doigts, juste là où sa marque s’était temporairement imprimée.

Cette chanteuse était extraordinaire, remarquable ! Elle se grisait de son mental. Son vœu, surtout, possédait un arôme délicieux, et elle ne doutait pas qu’il constituerait une nourriture de qualité ; il lui procurerait puissance et vitalité pendant longtemps. Elle le réaliserait en échange, bien entendu – cela faisait partie du contrat, de sa nature même. Puisque sa mise en garde avait été donnée, dès que leur pacte serait scellé, tout se mettrait en route et deviendrait inéluctable.

Le choix appartenait aux Hommes.

La fée virevolta. Faim ! Elle avait si faim… De plus en plus rares étaient les mortels à formuler des souhaits ou à accepter l’existence des siennes. En conséquence, elle se dévoilait à eux beaucoup moins qu’auparavant… Cette femme était la partenaire idéale, tombée à point nommé ! Un peu naïve, très idéaliste, avec l’envie de réussir… Un pur régal !

Elle ne refuserait pas son offre, peu importait si elle cogitait à nouveau sur son avertissement.

Avec tendresse, la créature effleura l’une des antirrhiniums l’entourant, celles qui poussaient partout où elle posait ses bagages. Comme nombre de ses congénères, la fameuse Noami avait opposé les avenirs qu’elle lui avait montrés. Elle avait cherché comment favoriser l’un au lieu de l’autre sans jamais envisager qu’ils soient successifs, inéluctables. Si elle pactisait avec elle.

Sa main s’éloigna de la fleur qu’elle cajolait. Elle observa ensuite ses pétales flétris et la forme qu’ils adoptaient. Arbora une expression compatissante…

La magie offrait un accès rapide à la concrétisation des rêves, oui. Mais elle avait un prix.

Elle en avait toujours un, et tous n’étaient pas taillés pour le payer.

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