Les Enfants de la Déesse

Les Enfants de la Déesse

Extrait gratuit : prologue, chapitre 1 et 2

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Les Enfants de la Déesse
© Rose P. Katell (tous droits réservés)
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Prologue

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La clairière était silencieuse, comme si sa faune et sa flore saisissaient l’importance du rituel qui se déroulait devant eux et le respectaient. Le vent ne faisait plus crisser les épines des pins contre leurs voisines, le gazouillis des oiseaux s’était interrompu, nul rongeur n’agitait les fourrés de sa présence.

Disposée en cercle, la dizaine d’enfants qui avait suivi Aanor, l’Œil-de-la-Déesse de la meute, retenait son souffle tandis que celle-ci encourageait la fillette à ses côtés.
De sa voix hachée mais douce, elle lui répétait des paroles réconfortantes et lui assurait qu’elle ne risquait rien, qu’elle était en âge de se contrôler ; d’un doigt ridé par les printemps, elle désignait une jeune pousse en mauvais état, privée d’ombres et maltraitée par les rayons du soleil. Le sourire confiant qui lui valait l’amitié des siens ne la quittait pas.

Au bout de longues secondes, sa patience paya. Eblenn hocha la tête avant de s’accroupir timidement en face de la plante. Poings serrés sur ses genoux, elle prit ensuite une profonde inspiration dans le but de se donner de la bravoure.

Kaliska, assise en tailleur parmi les spectateurs, étouffa de justesse un bâillement. La cérémonie s’éternisait et elle commençait à avoir des fourmis dans les jambes. Elle détailla Eblenn, se retint de lever les yeux au ciel. Oh ! Du haut de ses cinq ans, elle ne s’expliquait pas pourquoi sa sœur de meute se montrait si anxieuse… Elle avait enfin atteint son dixième anniversaire : elle était en mesure d’accomplir son tout premier don de vie, d’honorer le pouvoir que la Déesse Seva avait insufflé à leur peuple. À sa place, Kaliska aurait trépigné jusqu’à ce qu’Aanor termine son discours et l’autorise à effectuer un pas vers son existence d’adulte. Si la loi de la Forêt ne l’interdisait pas, elle aurait même déjà demandé à passer ce cap si crucial.

Ses lèvres s’étirèrent. Beaucoup de ses amis avaient hâte de franchir l’étape afin que la magie coule dans leurs veines, puis s’échappe de leurs paumes ouvertes. Mais pas elle, non, loin de là. Elle, elle l’espérait pour pouvoir discuter de l’incroyable ivresse qu’on éprouvait lorsqu’on offrait une part minime de son énergie vitale à un être qui en avait plus besoin que soi – qu’il soit Lycanthus comme elle, animal ou végétal. Elle l’espérait pour se débarrasser du poids du secret, fardeau qu’elle portait en elle depuis plusieurs mois.

L’excitation la gagna. Kaliska peina à la masquer et fut forcée de jouer sur sa respiration pour retrouver un calme d’apparence. Tout serait tellement plus simple si elle avait la possibilité de se confier à quelqu’un ! Les règles étaient cependant transparentes… Chez les moins de dix ans, l’utilisation des capacités accordées par la Déesse était prohibée. Mal contrôlé, un don de vie pouvait se révéler mortel. Si l’être qui l’exécutait n’arrivait pas à interrompre le flux qui s’écoulait de ses mains, il se vidait de son énergie jusqu’à s’effondrer, inerte.

Kaliska comprenait cette décision, le besoin de ne pas courir de risque ; n’en était son impatience, elle n’avait jamais cherché à les remettre en cause, acceptant l’autorité avec résignation. Pourtant, quelques mois plus tôt, lorsqu’elle avait aperçu un lièvre emmêlé dans des ronces et blessé à une patte, nulle hésitation ne l’avait envahie. Elle l’avait approché avec lenteur, interpellé de son ton le plus tendre, puis s’était appliquée à reproduire les gestes souvent étudiés au sein de sa famille pour libérer le potentiel qui sommeillait en elle.

Un agréable frisson remonta le long de sa colonne vertébrale. La sensation qui l’avait envahie lorsqu’elle avait réussi était indéfinissable : soigner la bête l’avait rendue plus heureuse que n’importe quel cadeau !

Un souffle nerveux la tira de ses réflexions. Kaliska balaya sa réminiscence et se focalisa de nouveau sur Eblenn. Les paupières closes, cette dernière affichait désormais une mine plus déterminée qu’angoissée – avec un peu de chance, elle se déciderait bientôt à vivre l’une de ses plus belles expériences.

Kaliska tourna la tête et observa l’Œil-de-la-Déesse. Les talons ancrés dans le sol, les mains posées sur sa large taille, Aanor fixait la jeune initiée de son regard lupin, aussi doré que le sien. Son expression aimable et détendue ne laissait pas l’ombre d’un doute sur ses pensées : pour elle, le rituel se déroulerait bien. Ses traits transpiraient la bienveillance, ils la dotaient d’un charme que la vieillesse n’était pas capable d’éteindre.

Oui, malgré ses rides et son dos voûté, Aanor demeurait une superbe Lycanthus. À la contempler, Kaliska s’animait d’une immense fierté et s’enorgueillissait d’être sa petite-fille.

Certains l’enviaient d’avoir pour grand-mère la personne la plus puissante du village, celle qui constituait le lien entre la meute et la Déesse, le rappel de Ses enseignements. Néanmoins, c’était sa gentillesse et sa noblesse d’âme qui étaient les raisons majeures de son affection envers elle. Kaliska raffolait des moments passés en sa compagnie, des légendes qu’elle lui racontait et des astuces qu’elle lui apprenait. Chaque seconde que son aïeule lui accordait était un joyau à chérir.

Eblenn releva la tête pour parler ; aussitôt, Kaliska chassa ses rêveries.

— Vous… c’est sans danger ?

Aanor opina.

— J’ai confiance en toi. Tu es plus mesurée et réfléchie maintenant, tu sauras contrôler la magie. Rassure-toi, cette pousse ne te demandera qu’un soupçon d’énergie.

— D’accord. Je suis désolée.

— Pourquoi donc ?

— D’être si… incertaine, balbutia Eblenn, contrite.

— La peur est une émotion normale, Eblenn. Il est vain de la condamner ou de l’enfouir. Il faut simplement la dépasser. Respire, ne commence que quand tu te sentiras sûre de toi. Le premier don est une étape importante, tu n’as pas à te presser pour l’accomplir.

Tout en approuvant le discours, Kaliska pria Seim et Rezon, les fils de Seva, afin qu’ils lui insufflent la force et la sagesse de patienter jusqu’à ce qu’Eblenn se juge prête. La voir hésiter l’irritait. Elle brûlait d’envie d’agir à sa place !

Elle dissimula un soupir las ; les parents d’Eblenn avaient probablement trop insisté sur les dangers encourus.

Un craquement lointain lui effleura les tympans. Sans même qu’elle le souhaite, son instinct s’enclencha… Son ouïe aiguisée traqua l’origine du son, qui se répéta en plus grand nombre.

Intriguée, Kaliska se désintéressa du rite pour se concentrer sur ce qu’elle percevait. Ses sens, hérités des anciens loups géants, se montraient formels : plusieurs individus se mouvaient en silence dans la Forêt. Ils se rapprochaient du territoire de la meute, de ses habitations. Toutefois, le bruit de leurs pas était étrange, presque irréel. Il ne ressemblait pas à celui engendré par le déplacement des siens, comme si les pieds des arrivants étaient… recouverts ?

Alarmée, Kaliska rompit son mutisme :

— Grand-mère ?

Peu habituée à être dérangée en plein cours d’une cérémonie, Aanor la dévisagea avec stupéfaction. Ses sourcils se froncèrent, un pli de contrariété tordit ses lèvres. Lucide quant à son impair, Kaliska lui adressa une moue contrite, résolue à se justifier.

Elle n’en eut hélas pas l’occasion. Une détonation retentit, sourde et terrible. Durant une fraction de seconde, le temps se figea ; nul ne remua, aucune respiration ne troubla le silence instauré. Puis les hurlements des leurs et leur panique fendirent l’air, qui se chargea d’horreur.

Les enfants se relevèrent. L’un d’eux vagit, mais sa voix fut masquée par des impacts métalliques, de nouveaux coups de feu, de nouveaux cris. Si calme un instant auparavant, la clairière se teinta d’angoisse.

Ses occupants se dispersèrent au pas de course.

Tandis que les larmes étaient sur le point de franchir ses paupières, Kaliska n’eut qu’une pensée lorsqu’elle saisit la cause l’épouvantable vacarme. Ses parents étaient en danger ! Son cœur réagit pour elle. Elle galopa en direction de leur hutte, décidée à les retrouver, à vérifier qu’ils allaient bien.

— Kaliska ! Kaliska, non !

Insensible à l’appel, elle continua à courir jusqu’à ce qu’une main agrippe son bras et la tire en arrière. Furieuse, elle pivota et foudroya Aanor du regard.

— Lâche-moi ! Je dois rentrer.

— Non… Non, ma chérie. Seule la mort nous attend là-bas.

Kaliska n’en eut cure, elle se débattit afin de lui échapper. Peu importait les risques, il était primordial qu’elle rejoigne le reste de sa famille.

Aanor ne desserra pas son emprise et s’agenouilla à sa hauteur.

— Écoute-moi, je t’en prie. C’est trop dangereux.

— Papa et maman sont là…, chevrota-t-elle.

— Les Hommes aussi !

La crainte que Kaliska décela dans sa voix souffla son impétuosité et la pétrifia.

— Tu entends le résultat des purges, tu comprends ? S’ils nous trouvent, ils n’auront pas de pitié. Ils nous tueront ou nous captureront. Qui sait alors le sort qui nous sera réservé ? Il faut partir. C’est notre unique chance de survie.

Un sanglot la secoua.

— Mais… maman, papa… la meute ?

Les yeux de sa grand-mère s’embuèrent et elle baissa la tête.

— Je suis désolée, il est trop tard.

Tremblante, Kaliska accepta les bras qu’elle lui tendait, puis se laissa soulever.

Et tandis qu’Aanor courait loin du risque et de leurs proches, elle se blottit contre son épaule, terrorisée par l’écho du massacre.

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Chapitre 1

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J’ai rempli ma fonction, accompli ce pour quoi on m’a formé, et je ne le regrette pas. Avoir servi lors des purges est un honneur, je suis fier d’avoir défendu Escarpe contre la menace de la Forêt. Néanmoins, encore aujourd’hui, à l’heure de rejoindre mes draps, il m’est impossible de clore les paupières sans revoir l’expression terrifiée des enfants Crock’vies qu’on m’a sommé d’abattre ou de capturer…

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Journal d’Aksel Berg, soldat ayant officié sous l’autorité du Général Iversen.

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L’équipe de cartographes arrivait aux confins de Valgris ; dense et majestueuse, la lisière de la Forêt s’étendait droit devant eux. Essoufflé, Ivar ne s’accorda cependant pas le temps de l’admirer. Penché en avant, les mains sur les hanches, il s’offrit quelques secondes de pause.

Par le Père ! Pourquoi fallait-il que les ordres de Sa Grâce l’aient envoyé dans l’État le plus vallonné d’Escarpe ?

— Eh, gamin ?

Il soupira, puis se tourna vers son interlocuteur, un individu du double de son âge au ventre proéminent.

— Oui ? répondit-il sans le reprendre sur le surnom donné.

Depuis que leur groupe avait été créé, ses vingt années d’existence étaient sujettes aux moqueries, comme si sa jeunesse l’empêchait d’être compétent. Une grimace tordit ses lèvres. Une fois à destination, il prouverait à tous ses compagnons qu’ils se fourvoyaient.

— Ne lambine pas en chemin, notre mission sera assez longue sans cela. Tu n’as pas l’intention de fuir, hein ? Une injonction du palais ministériel ne peut être ignorée. Personne ne t’engagera si tu fais faux bond à Sa Grâce.

Ivar leva les yeux au ciel. Évidemment qu’il n’avait pas l’intention de fuir, il était beaucoup trop consciencieux ! Décidé à appauvrir le trésor d’Escarpe, leur dirigeant lui avait confié une tâche et, malgré les aléas du terrain, il était déterminé à la remplir.

— J’avais besoin de m’arrêter un instant. Vous êtes né ici, mais de mon côté, je viens de Sablemer, se justifia-t-il. Je n’ai pas l’habitude de marcher au milieu d’un tel relief.

— Et tu te proclames cartographe ? Rassure-moi, tu es au courant que ton métier va t’obliger à voyager, que tu ne resteras pas toujours chez toi ?

Les poings d’Ivar se serrèrent. Toutefois, il s’interdit de répondre. Le boulot terminé, il ne serait sans doute plus jamais amené à croiser les membres de l’expédition.

— Quoi qu’il en soit, je t’ai à l’œil, gamin. La Forêt ne m’attire pas plus que toi. Pourtant, si tu choisis de te défiler, je t’y traînerai par la peau du cou. Lorsque l’envie de te carapater te prendra, souviens-toi qu’aucun d’entre nous n’est enchanté à l’idée de fouler cette terre maudite. On obéit aux directives, point.

Ivar leva un sourcil.

— « Cette terre maudite » ? Ne me dites pas que vous prêtez foi aux rumeurs ?

Un regard noir le foudroya sur place.

— Dans chaque légende se cache une part de vérité. Ce qu’il s’est passé là-bas est une boucherie, une exter…

Ivar l’interrompit :

— Pour notre sauvegarde à tous. Afin que la magie mortelle qui grandissait parmi les arbres ne nous touche pas.

— Peu importe les raisons. Qu’on l’approuve ou non, un massacre reste un massacre. Je n’éprouve pas la moindre empathie envers les Lycanthus, mais le nombre impressionnant de morts dans leurs rangs lors des purges suffit à me laisser appréhender que leurs esprits en colère hantent les lieux.

— Les fantômes ne sont pas réels.

Ivar s’empêcha de manifester son agacement. Comment un être si superstitieux pouvait-il lui reprocher son manque de professionnalisme ?

— Ah oui ? Et où penses-tu que vont les Crok’vies quand leur existence s’achève ? J’imagine mal le Père – loué soit-il – les accueillir en son Jardin… Monstres durant leur vie, ils demeurent des monstres malgré leur trépas. Leur forme évolue juste.

— Charmant. Vous dormez bien la nuit ou… ?

Son détracteur se tendit.

— Moque-toi tant que tu le souhaites. Tu cancaneras moins quand on commencera le travail.

Las, Ivar ne répliqua pas et attendit qu’il se détourne. Après sa convocation au palais, il n’avait cessé de s’interroger sur le choix du Ministre, sur la raison qui l’avait poussé à le mêler aux autres spécialistes, tous plus âgés, expérimentés et arrogants que lui. Désormais, il avait une hypothèse : si chacun accordait du crédit aux racontars de la population, il ne serait pas de trop pour les aider à garder les idées claires.

Ivar secoua la tête de dépit. Des fantômes… et puis quoi encore !

Il pressa l’allure et rattrapa ses collègues à quelques pas de l’orée des pins. Leur vue le figea. Si hauts, si serrés… Étudier l’endroit ne serait pas aisé.

— Nous y voilà, murmura le doyen de leur équipe.

La résignation dans sa voix apprit à Ivar qu’il n’était pas le seul à mesurer l’ampleur de leur tâche.

— Bon. Vous êtes prêts à pénétrer là-dedans ? enchaîna l’homme sans entrain. L’un d’entre vous désire-t-il adresser une prière au Père ?

Les neuf personnes qui l’entouraient refusèrent l’offre. La route avait été longue, ils avaient déjà eu l’occasion de parler à leur dieu. La plupart lui avaient confié leur âme, terrorisés par la perspective d’entrer dans une « terre maudite ».

Ivar renifla et s’approcha de la lisière.

— Trêve de bavardage, siffla-t-il. Nous ne sommes pas au bout de nos peines.

Sa remarque ne lui apporta que des œillades dédaigneuses. Sa cote de popularité n’était pas au beau fixe… Tant pis, il s’en accommoderait. Du moment qu’il satisfaisait Sa Grâce, quelle importance qu’il soit apprécié ou non de ses compagnons ?

Une drôle de sensation lui chatouilla le nez. Importuné, Ivar le fronça, puis éternua. L’un de ses pairs se gaussa de lui avant d’éternuer aussi, lui arrachant un sourire moqueur qui s’évanouit sitôt que ses sinus le démangèrent derechef.

Ses dents grincèrent. Foutue végétation !

Soucieux de prouver sa valeur, Ivar balaya la gêne occasionnée et effectua un nouveau pas, décidé à prendre les rênes de leur expédition. Il n’était probablement pas le meilleur marcheur quand il s’agissait de traverser Valgris, mais il se targuait d’être le plus prompt à s’enfoncer dans le territoire des terribles Crok’vies, qui terrorisaient naguère les Hommes. Les superstitions, très peu pour lui !

Le hurlement d’un loup le paralysa en plein mouvement ; long et angoissé, il s’étira jusqu’à se métamorphoser en un grognement agressif, résonna dans l’atmosphère, fit trembler ses membres, remua ses entrailles.

Ivar recula d’instinct.

— Par le Père ! C’était un loup géant ? demanda quelqu’un qu’il n’identifia pas.

— Ne sois pas idiot, le rabroua le plus âgé, ils ont disparu.

— Comment expliquez-vous une plainte si puissante, alors ?

— Je l’ignore, mais ce n’était pas un loup géant. Impossible.

Ivar ne les écoutait déjà plus, focalisé sur les branchages devant lui. Sa gorge était nouée ; son estomac, contracté. La peur lui jouait-elle des tours ou deux points rouges le fixaient-ils au milieu des épines vertes ? Il n’était pas certain de vouloir obtenir la réponse à sa question…

Incapable de décider de la marche à suivre, il ne bougea pas, comme entravé par la force du rugissement. Il savait la bête incriminée éteinte depuis longtemps. Néanmoins, sa panique était réelle, presque tangible. N’était-il pas étrange que le cri d’un loup géant surgisse du lieu où les Lycanthus, qui prétendaient descendre d’une union entre leur Déesse impie et l’animal, avaient été décimés ?

Ivar prit conscience de la tournure de ses réflexions et les chassa d’un geste. Grotesque ! Si le moindre élément lui laissait craindre la vengeance du peuple abattu, il ne valait pas mieux que les crédules… Le grondement était certainement celui d’un chien errant. Quant aux deux taches écarlates, il devait s’agir des yeux d’un oiseau, peut-être d’un rapace.

Il inspira, se concentra sur son environnement. Anxieux, les autres cartographes continuaient à débattre. Oh ! Pas question qu’il se comporte comme eux. Avec motivation, il avança vers le couvert des pins. Il leur montrerait, lui, que les spectres n’existaient pas.

Écumant de rage, un énorme canidé quitta l’ombre des arbres… Il fondit sur lui, prêt à le mordre ! De la même couleur que l’écorce, son pelage était dru et teinté de liquide pourpre. Ses iris injectés de sang le ciblaient ; ils paraissaient l’accuser du drame qu’avait connu la Forêt. Sur son dos, droit et blanc comme la mort, un Crok’vie le scrutait avec haine, main tendue dans sa direction.

Ivar pâlit, puis détala sans plus se préoccuper de la douleur dans ses cuisses.

Les neuf membres de la mission l’imitèrent en hurlant.

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Chapitre 2

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La Forêt était grande, la Forêt veillait sur ses nombreux habitants et, surtout, sur ses précieux loups géants. Mais la Forêt était seule, terriblement seule… Elle n’avait personne pour l’assister ou lui parler. Alors elle enfanta une fille ; une fille qui possédait sa beauté et son amour de la vie, une fille qui s’occuperait de ses protégés avec autant de soin qu’elle-même.

Ainsi naquit Seva, Fille de la Forêt et Mère de vie.

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Légende de la Déesse Seva, tradition orale.

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La brise matinale d’Embrun effleura le visage de Kaliska lorsqu’elle passa devant le vantail supérieur de la porte d’entrée, qu’elle avait ouvert plus tôt. Elle s’arrêta, ferma instinctivement les yeux. Il était si bon de sentir la caresse du vent… L’air se révélait frisquet, néanmoins, elle n’avait pas réussi à s’empêcher d’aérer en se levant. Douze années à habiter la chaumière ne lui avaient pas permis de chasser l’impression d’étouffement que la vision des épais murs en torchis lui procurait.

Elle inspira et s’imagina fouler le sol de la Forêt, sa terre natale. Elle espérait tant la revoir un jour ! Son ancien lieu de vie et les coutumes des siens lui manquaient. Prier la Déesse et ses fils sans craindre d’être aperçue aussi.

La constatation lui arracha une grimace. Pas simple d’être une Lycanthus sur le territoire des Hommes… Elle refusa pourtant de se laisser aller à la tristesse. Sa situation était bien moins à plaindre que celle de ses congénères.

— Par le Père ! Ai-je la berlue ou t’ai-je surprise à lambiner, maudite Crok’vie ?

Kaliska sursauta, puis croisa les pupilles malveillantes de Mme Sandvik, qui l’examinait depuis l’extérieur. La veuve, que de nombreuses déceptions avaient rendue amère et prompte à tout contrôler – même les esclaves des autres –, la fixait avec sournoiserie, ses yeux marron ancrés dans les siens. Kaliska s’empressa de dissimuler ses mains derrière son dos, et s’obligea à s’incliner.

— Bonjour, Madame.

— Silence, vermine. Que dirait ton maître ? Tu rêvasses au lieu de t’occuper de sa maison ! Oublierais-tu où est ta place ? Aurais-tu besoin de retourner chez un dresseur ?

Sa mâchoire se contracta, mais elle s’interdit de réagir à la provocation. Mme Sandvik n’attendait que l’occasion de prévenir les gardes et de la faire fouetter… Maîtriser son impulsivité était impératif ; elle ne perdrait pas leur joute, pas cette fois.

— Non, Madame. Je vous prie de me pardonner. Une telle erreur ne se reproduira plus, je vous en donne ma parole.

— Comme si la parole d’une Crok’vie valait quelque chose. Quoi qu’il en soit, je n’hésiterai pas à te dénoncer à Leif si je remarque une nouvelle preuve d’insubordination.

Kaliska retint avec peine un cri indigné – de l’insubordination… elle aurait tout entendu ! Bon gré mal gré, elle opina.

— Il a payé afin de t’obtenir, tu es à son service. Tu lui dois obéissance, travail et respect.

— J’en ai conscience.

— Tais-toi, je parle !

Les dents serrées, elle baissa la tête.

— S’il n’avait pas été là, enchaîna Mme Sandvik avec suffisance, tu n’aurais peut-être pas été achetée. Veux-tu connaître le sort qui aurait alors été le tien ? Avec de la chance, on t’aurait éliminée. Sinon, tu serais devenue un divertissement pour les apprentis soldats à Gard’or. Il serait sage de montrer ta gratitude envers l’existence qu’on t’a offerte ici. Tu n’es pas d’accord ?

Kaliska se mordit la langue jusqu’au sang afin de ne pas répliquer qu’elle aurait été beaucoup plus reconnaissante si, au lieu de la capturer à ses quatorze ans et de l’emmener dans un village de Verteaux, on l’avait laissée dans son foyer…

— Réponds !

— Vous avez raison, Madame, dit-elle, faussement contrite. Je vais m’améliorer.

Ravie de l’effet de son petit discours, Mme Sandvik arbora une moue satisfaite. Kaliska n’avait qu’une envie : lui envoyer son poing au beau milieu de la figure. Hélas, elle n’ignorait pas la sanction réservée aux captifs qui osaient porter la main sur un humain. Seule la mort l’attendrait si elle s’y risquait.

— Parfait. Ne reste donc pas plantée là. Tu as des tâches à accomplir, si je ne m’abuse.

Elle se força à formuler des excuses, recula. Mme Sandvik la dévisagea une poignée de secondes avant de poursuivre sa route.

Un soupir de soulagement lui échappa sitôt qu’elle disparut de sa vue. Kaliska exécrait se trouver en sa présence… Puisque le manque d’argent ne lui permettait pas de se procurer un esclave, la mégère compensait sa pauvreté en aboyant sur ceux des résidents plus aisés, quand elle ne s’en prenait pas aux femmes contraintes d’exercer le métier de Voluptueuse et de vendre leurs charmes. Une véritable plaie.

— J’ai cru entendre la douce voix de notre voisine, murmura soudain un homme dans son dos. Est-elle partie ?

Kaliska pivota vers l’encadrement de la chambre, où une silhouette se découpait dans la pénombre créée par les rideaux tirés. Elle refoula un rire.

— Elle n’est plus là.

— À la bonne heure !

Le sourire aux lèvres, Leif Sæther entra dans la seule autre pièce de leur habitation d’une démarche lente et claudicante. Plutôt grand et musclé malgré ses cinquante ans approchant, son corps n’en portait pas moins les stigmates d’une vie de labeur. Il passa ses doigts dans ses cheveux poivre et sel, puis s’assit sur une chaise en coin de table.

— Ta jambe t’ennuie encore ? s’enquit Kaliska.

Il acquiesça.

— Et mon bras gauche. J’ai trop forcé dessus. Heureusement que le jeune Dag me remplace aux champs aujourd’hui. Tu accepterais de…

— Bien sûr, l’interrompit-elle.

Kaliska s’avança vers lui, s’agenouilla, remonta le bas de son pantalon usé pour que sa peau soit accessible. Avec délicatesse, elle y apposa ensuite ses paumes et perçut ses frissons.

Elle releva aussitôt les yeux, inquiète.

— Désolé, souffla-t-il. Tu as les mains froides.

— Oh… je suis restée un peu devant la porte.

— D’où les hurlements de la vieille harpie.

Kaliska le gratifia d’un clin d’œil, puis se concentra. Elle puisa dans son énergie vitale et la lui transmit, se fiant à son ressenti pour déterminer la dose nécessaire à ses soins.

Les traits de Leif se relaxèrent. Elle cessa le contact et se laissa gagner par la fierté ; sa maîtrise du don de Seva s’améliorait d’année en année.

— Merci…

— Je t’en prie. Je m’occupe aussi de ton bras ?

— Non, la douleur y est bien moindre. Conserve tes forces.

— D’accord.

Après une seconde d’hésitation, Kaliska ajouta :

— Tu ne devrais pas travailler autant, tu…

— Je quoi ? ricana Leif. Je ne rajeunis pas ? Je commence à avoir de plus en plus de soucis de santé ?

Honteuse d’être si transparente, elle s’empourpra.

— Je ne désirais pas te vexer.

— Je ne le suis pas, la rassura-t-il. Ton inquiétude est touchante mais… je ne suis pas riche. Aussi modeste soit-elle, j’aime notre chaumière. Sans argent, la garder me serait impossible, nous n’avons pas d’économies.

— Oui, m…

— Il n’y a pas à discuter. La taxe ne s’envolera pas parce que nous le souhaitons.

— Si tu me vendais, tu serais tranquille jusqu’à la fin de tes jours.

Le choc se peignit sur les traits de Leif, vite supplanté par un soupçon de colère.

— Ne prononce plus jamais une telle bêtise face à moi. Il n’est pas question d’envisager une chose pareille, Kaliska. Tu es ici chez toi.

L’attachement et la sincérité qu’elle décela dans ses propos lui réchauffèrent le cœur – même lorsqu’il s’agissait de son bien-être, Leif refusait de la considérer comme un objet, une propriété à céder. Elle posa une paume sur son genou.

— Excuse-moi. J’oubliais que tu ne réussirais pas à vivre sans ma mauvaise humeur et ma maladresse.

La plaisanterie eut l’effet escompté : il saisit le rameau d’olivier qu’elle lui présentait.

— Tu omets le plus important. Tu me coûtes beaucoup moins cher que des médecins ou des herboristes !

Elle se redressa.

— Sois malgré tout prudent lors de tes journées aux champs. Il est facile de guérir les problèmes mineurs, il me suffit de pomper ma propre énergie. Cependant, pour des ennuis plus conséquents… la magie de la Déesse a son prix.

Leif lui attrapa les mains et les pressa dans les siennes.

— Je ne compte pas me tuer à la tâche.

Kaliska se détendit.

— Je te prépare un petit-déjeuner ?

Il secoua la tête.

— Je suis assez grand pour m’en occuper. Par contre…

— Oui ?

— Nous ne sommes pas loin de manquer d’eau. Est-ce que tu…

— Évidemment. Je récupère les seaux dans le cellier et je m’y rends.

Elle se dépêcha de prendre les deux récipients, puis se dirigea vers la porte.

— Kaliska ? l’appela Leif.

— Oui ?

— Tes entraves…

Elle hoqueta avant de se morigéner. Sortir sans elles aurait été un désastre ! Qu’une seule personne la voie les mains à l’air, et c’était la prison assurée.

— Merci, chuchota-t-elle.

 Elle se saisit des deux gants en mailles qui l’empêchaient d’entrer en contact avec l’épiderme des Hommes – et, par extension, d’utiliser ses facultés. Leif s’approcha, l’aida à en fermer les fausses serrures placées au niveau de ses poignets. Maintenir les apparences en dehors de leur habitation était primordial.

— Voilà, tu ressembles à n’importe quel esclave.

— En un peu plus libre, confirma Kaliska.

Elle sourit. Casser ses véritables entraves avait été l’une des premières actions de Leif quand il l’avait achetée. Incapable de se procurer leur clef gardée à Vent-Nouveau, la capitale de Roche-Haute, il avait été obligé d’user de sa force ainsi que de ses outils pour les détruire. Dès qu’il y était parvenu, il lui avait défendu de quitter les lieux tant qu’il n’aurait pas déniché le moyen d’en créer une réplique convaincante.

Kaliska chassa ses souvenirs d’un geste discret et gagna la sortie.

— Je me dépêche.

— Tu vois ? la taquina Leif. Me débarrasser de toi serait d’une absurdité sans nom.

— Ah ah… Une idée de comment occuper ton jour de repos ?

— J’ai l’intention d’écrire à Monseigneur Iversen.

Elle se figea.

— Tu gardes encore espoir que ce meurtrier accède à ta requête ?

— Ton langage, maugréa-t-il.

— Je me juge plutôt polie. Le Consul a plus de sang sur les mains que tous les soldats de la garde de Sa Grâce réunis !

— Je ne l’ignore pas. Mais il a également le pouvoir de gérer et d’affranchir les esclaves d’Escarpe.

— Il a plus l’habitude de les punir que de les affranchir.

Leif souffla.

— Je n’abandonnerai pas. Tant que tu ne seras pas reconnue comme citoyenne, je continuerai à envoyer ma demande à Roche-Haute. Je… je ne serai pas éternel, Kaliska. Tu es mon unique famille. Je ne supporterai pas que tu sois vendue aux enchères avec mes meubles après mon décès.

Cette fois, touchée par sa réponse, Kaliska ne trouva rien à répliquer.

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