Comment ne pas manquer l’heure du thé

Comment ne pas manquer l’heure du thé

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Comment ne pas manquer l’heure du thé
© Rose P. Katell (tous droits réservés)
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Le tisonnier atterrit dans le miroir au-dessus de la cheminée et s’y figea, créant des sillons de fissures irréguliers. Pire, il manqua sa cible. Essoufflée et incommodée par son corset, Constance pesta, puis contempla les dégâts. Le tisonnier n’avait pas souffert, mais le verre… Elle espéra que son frère comprendrait.

Elle se mordilla l’intérieur de la joue. Elle s’installait à peine dans la maison de campagne de Lewis qu’elle y provoquait déjà une catastrophe. La honte l’envahit ; dire qu’il lui cédait les lieux et l’entretenait financièrement… Elle l’en remerciait d’une drôle de façon.

Plusieurs coups frappés contre la porte du salon la tirèrent de ses réflexions. Surprise, elle sursauta.

— Miss Harris ? Vous allez bien ?

— O-Oui, balbutia-t-elle.

— Vous êtes sûre ? Pardonnez-moi d’insister, j’ai entendu un grand fracas et…

Elle s’empressa de fournir une explication.

— Une simple maladresse de ma part, il n’y a pas de quoi s’inquiéter. Je vais m’en occuper.

Sans qu’elle lui en donne la permission, l’une des bonnes recrutées par Lewis pénétra dans la pièce, l’air angoissé.

— Laissez-moi m’en charg…

L’offre mourut sur les lèvres de la domestique sitôt que celle-ci remarqua le carnage. Constance grimaça, mais s’efforça d’arborer une mine rassurante.

— Un bête accident. Lewis a dû vous informer de ma gaucherie légendaire…

Pas convaincue, la jeune femme hocha malgré tout la tête. Constance faillit en soupirer de soulagement : Lewis lui avait probablement suggéré de ne pas prendre en compte les bizarreries qui l’entouraient, de se montrer polie quelle que soit la situation. Elle réfréna un sourire. Elle avait beau avoir dépassé les vingt ans, Lewis agirait toujours avec la même prévenance envers elle, sans juger sa particularité ou attendre d’elle qu’elle mène la vie typique d’une Anglaise – une attitude que leurs parents ne parvenaient pas à avoir, raison pour laquelle elle emménageait ici au lieu de rester dans la demeure familiale.

— Miss Harris ?

Constance se focalisa à nouveau sur son interlocutrice. À sa mine, elle soupçonna qu’elle l’avait déjà appelée.

— Excusez-moi,… Oh. Je m’aperçois que je ne connais pas votre prénom.

— Bess, Miss.

Elle opina.

— Excusez-moi, Bess. J’étais perdue dans mes pensées. Vous disiez ?

— Souhaitez-vous que je nettoie maintenant ? Je demanderai à l’intendante d’écrire à Monsieur, pour le miroir.

Constance pâlit. L’intendante ! Par tous les saints, elle n’était pas encore allée la trouver… Comment avait-elle pu oublier son désir de discuter au sujet du personnel ? Elle s’était pourtant promis de faire plus ample connaissance avec elle, car son arrivée tardive de la veille ne le lui avait pas permis.

Constance se morigéna en silence ; elle imaginait sans mal la première – et mauvaise – impression qu’elle lui avait donnée. Son estomac se contracta. Si elle ne voulait pas s’attirer les médisances des employées ou les effrayer, il était impératif que toutes deux deviennent, sinon amies, au moins proches.

L’envergure de la tâche l’horrifia. Cependant, elle tenta de se réconforter avec l’idée que Lewis n’avait engagé que des femmes à son service – les hommes avaient la fâcheuse tendance de ne pas l’écouter et de mettre ses histoires sur sa prétendue sensiblerie.

Elle réalisa soudain qu’elle n’avait pas répondu à Bess.

— Merci. Je suis désolée de vous contraindre à réparer mes bêtises.

— Il s’agit de mon devoir, Miss.

— Quant à Lewis, je préfère lui écrire. Je crois qu’il mérite des explications. Espérons qu’il ne tenait pas beaucoup à ce miroir…

Bess la gratifia d’une moue contrite, puis reprit la parole :

— Miss Harris ?

— Oui ?

— Avant d’entendre… l’accident, je m’apprêtais à vous avertir qu’une voiture vous attendait.

— Mrs Connor ? l’interrogea-t-elle.

Bess confirma :

— Son chauffeur. Il est dans la cour.

Le cœur de Constance manqua un battement. Avait-elle passé tant de temps sur place ? La chose lui paraissait improbable, mais il lui fallait se rendre à l’évidence : elle n’avait plus l’occasion de se rafraîchir ou de se reconstituer une beauté.

Elle se pinça les joues.

— Suis-je présentable ? s’informa-t-elle.

— Vous êtes radieuse, Miss.

Constance ignorait à quel point le compliment était sincère. Néanmoins, elle ne s’y attarda pas.

— Parfait. Je me hâte, dans ce cas. Inutile de laisser patienter le pauvre cocher.

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Le coupé envoyé par Myrtle Connor s’arrêta devant une résidence de taille respectable à l’allure accueillante. Constance n’était pas sortie de la voiture qu’elle admirait déjà les auvents travaillés et l’aspect du bois recouvrant la façade – les Connor n’avaient visiblement pas de problèmes d’argent.

Elle s’extirpa du véhicule sitôt qu’on lui en eut ouvert la porte et se dirigea vers le perron, où une servante pimpante la pria de la suivre jusqu’au boudoir de Mrs Connor.

Constance ôta son chapeau, prit soin de conserver son aiguille sur elle afin de ne pas la perdre, et s’exécuta. Précédée de la domestique, elle traversa plusieurs couloirs, monta un escalier, tourna trois fois à un angle de mur. Enfin, elle gagna la pièce susmentionnée et y pénétra à pas anxieux.

La femme qui se leva à son entrée devait à peine avoir un an ou deux de plus qu’elle. Blonde, impeccablement coiffée et apprêtée, elle se tenait droite sans parvenir à masquer un léger embonpoint. Ses traits étaient doux et offraient une impression de gentillesse qui incitait à la confiance. Un beau sourire illuminait son visage raffiné. Elle n’eut pas besoin d’ouvrir la bouche pour que Constance la juge agréable.

— Miss Harris, c’est un plaisir de vous rencontrer. Je suis ravie que vous ayez accepté mon invitation.

— Le plaisir est partagé, Mrs Connor. Votre empressement à me recevoir me touche, mais je vous en prie, appelez-moi Constance.

— À condition que vous m’appeliez Myrtle.

Constance acquiesça.

— Installons-nous, si vous êtes d’accord, enchaîna Myrtle. J’ai donné pour instructions qu’on nous prépare des scones et du thé. J’espère que vous aimez ? Sinon je donnerai de nouvelles instructions en cuisine.

— Cela sera parfait, merci.

Elles s’assirent sur les extrémités d’une méridienne au tissu noble et se jaugèrent en silence une vingtaine de secondes, chacune semblant apprécier ce qu’elle décelait chez l’autre. Myrtle fit ensuite teinter une clochette, puis informa la bonne qui se manifesta que son invitée et elle attendaient un goûter.

Dès que celle-ci se fut retirée, elle déclara :

— Je suis tellement enchantée par votre présence, Constance. Il y a si peu de gens de mon âge dans la région que votre emménagement me procure une immense satisfaction. Mon mariage m’a rendue très heureuse, cependant je souffre de ne pas avoir d’amie à qui me livrer ou partager mes joies et mes ennuis.

Constance hocha la tête avec douceur. Elle avait passé la majeure partie de sa vie à s’isoler – par nécessité plus que par souhaits –, elle était en mesure de compatir à son chagrin.

— Votre frère est un homme charmant, très poli et serviable. Un voisin exemplaire lorsqu’il est à demeure.

Ses lèvres s’étirèrent. C’était en effet un portrait assez fidèle, Lewis détestait se montrer grossier ou désagréable envers quiconque.

— Quand j’ai découvert que vous étiez sa sœur, j’ai su que vous seriez également une personne charmante. Vous avez après tout été élevés par les mêmes parents ! Et entre nous, j’imagine mal Mr Harris confier sa propriété à un être incapable de la gérer et de maintenir la réputation qu’il s’y est créée.

Constance opina ; rassérénée par l’amabilité de Myrtle et la facilité avec laquelle cette dernière menait le dialogue, elle se détendit et chassa de sa mémoire le manque de temps dont elle avait été victime pour arranger son apparence.

— Mais je parle, je parle et j’en oublie mes bonnes manières. Comment allez-vous ? Le voyage ne vous a-t-il pas trop harassée ? Il aurait peut-être été préférable que je laisse s’écouler une journée ou deux avant de vous envoyer mon invitation, afin que vous soyez en mesure de prendre vos marques et de vous habituer au changement d’environnement.

— Le voyage fut long, il serait vain de le nier. Néanmoins, je me porte plutôt bien. La ville… ne me convenait pas. Arriver ici m’a procuré l’effet d’une bouffée d’air pur.

Constance gloussa.

— J’incarne sans doute un véritable cliché à vos yeux, dit-elle.

— Non. Non, je vous rassure. J’étouffe souvent au milieu de nos murs, pourtant, il me suffit de sortir un instant, d’inspirer un grand coup et de fermer les paupières, et je me détends sur-le-champ. Tout est si…

— Apaisant, compléta-t-elle.

— Et joyeux. Qu’il pleuve ou non, ces terres ne dégagent pas la moindre tristesse.

Intriguée par ces propos, Constance se demanda si Myrtle n’était pas aussi comblée dans son foyer qu’il y paraissait, mais elle n’osa ni émettre de commentaire ni poser de question. Le sujet était trop intime, l’aborder le jour de leur rencontre serait plus qu’inconvenant.

— N’allez pas croire que j’ai l’habitude de me morfondre, rougit soudain Myrtle, comme prise en faute.

Constance la gratifia d’une moue amicale.

— Nous avons tous nos moments de peine. Les évoquer ne constitue pas un tort, pas à mon sens.

— Je… Mr Connor passe presque l’entièreté de ses journées à l’extérieur, voyez-vous ? Quant à nos garçons… ce sont des enfants en bas âge qui réclament plus d’attention que leur nourrice ne leur en fournit. Je les adore et je donnerais ma vie pour eux s’il le fallait. Hélas, cela n’empêche pas la fatigue de m’emprisonner. Oh, j’ai honte de m’entendre discourir ainsi. Les autres mères n’ont pas eu ce genre d’ennuis si je m’en réfère à leurs dires. Je suppose que je gère mal les choses ou que j’en rajoute…

Émue, Constance secoua aussitôt la tête.

— Vous êtes loin d’en rajouter, Myrtle. Le fait de vous épancher auprès de moi, qui ne suis au fond qu’une étrangère, prouve que vous êtes épuisée. Votre sentiment de ne pas réussir à gérer les choses n’est pas illégitime : je vous garantis avoir donné du fil à retordre à ma propre mère. Elle me répétait qu’être épouse et élever des enfants étaient des tâches plus difficiles que ne l’étaient les affaires de mon père. Vous n’avez donc pas à culpabiliser, d’autant plus que je suis certaine que vous remplissez votre rôle à merveille, que vos garçons vous chérissent et que votre mari est empli de fierté rien qu’à vous regarder.

Plus que n’importe quelle femme, Constance avait conscience de la pression qui reposait sur son sexe. Un beau mariage avait toujours été l’optique de ses parents ; ils l’en entretenaient depuis ses quatorze ans, convaincus qu’une fois épousée, sa particularité ne constituerait plus un frein, puisque leur gendre aurait le devoir de l’aimer et de la protéger. Ils refusaient d’admettre l’évidence, à savoir que le statut de vieille fille lui collait à la peau et qu’elle ne s’en débarrasserait pas de sitôt. Déjà, on la tançait sur son célibat… Bientôt, on lui rappellerait que le but de son existence s’évaporait avec les années, qu’elle avait intérêt à mettre le grappin sur un homme si elle aspirait à enfanter.

Vraiment, que Myrtle se révèle éreintée à accomplir ce qu’on attendait d’elle n’avait rien aberrant.

— Merci. Vous êtes d’une gentillesse rare, Constance.

— Je m’efforce juste d’être sincère, répliqua-t-elle.

Elle sourit. Elle avait beau ne pas être habituée aux mondanités et avoir appréhendé sa visite, elle espérait obtenir l’amitié de Myrtle, qui lui donnait l’impression d’être une personne douce et agréable. Elle se plaisait à rompre sa solitude.

Constance s’appliqua donc à réduire ses craintes au silence. Elle ne courrait pas le moindre risque. Sa réputation ne serait pas remise en cause, pas ici où la démographie était moins élevée que dans les métropoles. Elle pouvait se détendre et lâcher prise.

Comme pour la détromper, la silhouette translucide d’une dame âgée traversa le mur du boudoir, puis flotta jusqu’à Myrtle.

Constance retint un hoquet, s’échina à ne pas la fixer. Rester calme ; il fallait qu’elle reste calme… Si elle ne dévisageait pas l’apparition, si elle ne lui montrait pas qu’elle l’apercevait, alors elle ne déclencherait chez elle aucune réaction de peur ou de colère.

Elle inspira. Elle avait quitté la ville pour oublier qu’elle était différente des siens, pour fuir la surpopulation d’esprits qui y évoluaient, néanmoins, il était logique qu’il y en ait également dans les environs. En croiser un deuxième le lendemain de son déménagement ne signifiait rien – elle jouait de malchance, rien de plus. Qui plus est, la défunte n’allait sans doute pas s’attarder : en tant que souvenir du passé, il était plus probable qu’elle se contente d’errer sur le domaine.

Constance se répéta ces phrases encore et encore. Elle essaya de s’en convaincre de tout son cœur. Elle le devait. Jamais plus elle ne se mêlerait des actions des morts, elle se l’était promis au moment de partir de la demeure familiale. Elle avait déjà échoué à être discrète plus tôt : le fantôme du salon – qui rodait chez Lewis – avait compris qu’il ne lui était pas invisible et l’avait attaquée. Constance n’avait pas la moindre envie de remettre cela. Il était hors de question qu’elle se montre en spectacle.

La nouvelle venue continua à s’approcher de Myrtle. Constance s’interdit de la fixer. Elle se concentra sur la voix de son hôtesse, agit de la même manière qu’elle l’aurait fait sans la présence importune. Incapable de converser, elle hocha la tête à intervalle régulier et pria pour que son mal-être ne se note pas. Il était essentiel qu’elle tienne bon ; dès que l’intruse traverserait le mur opposé, elle recouvrerait sa quiétude.

Hélas, rien ne se déroula selon ses vœux. Au lieu de poursuivre son chemin, ladite intruse s’arrêta derrière Myrtle avant d’appuyer ses mains sur ses épaules, la contraignant à s’affaisser dans son siège sous son emprise. Constance déglutit sitôt qu’elle se pencha à son oreille pour lui chuchoter des mots inaudibles…

Myrtle bâilla. Lorsqu’elle s’en rendit compte, elle plaça une paume devant sa bouche. Ses joues virèrent au rouge.

— Excusez-moi, balbutia-t-elle, je suis confuse. J’ai joué avec les garçons un peu plus tôt… mais je n’imaginais pas que cet interlude m’avait fatiguée. Force m’est de reconnaître que je me suis trompée.

Constance opina et se mordit l’intérieur de la lèvre. Conserver une mine avenante ne lui fut pas aisé, son malaise s’accentuait de seconde en seconde. Les lieux n’étaient pas hantés. C’était leur propriétaire qui l’était… Voilà pourquoi Myrtle était exténuée. Voilà pourquoi elle semblait découragée à la simple mention de ses enfants, de son mari absent ou de son travail de maîtresse de maison. Voilà pourquoi elle renaissait dès qu’elle quittait son environnement proche. La trépassée la guettait chez elle, à l’affût de la plus petite occasion de la manipuler.

La nausée gagna Constance. Partagée entre son souhait d’aider la jeune femme et celui de changer de vie, elle hésita sur la marche à suivre. Elle appréhendait d’être une fois de plus le phénomène du voisinage, un être solitaire dont on se méfiait. Elle ne supporterait en outre pas d’apporter l’opprobre sur Lewis à cause de sa bizarrerie. Pourtant, Myrtle ne s’en sortirait pas seule… Si elle décidait d’ignorer sa détresse, elle la condamnait à une existence d’épouvante. Une existence à même de lui donner des pensées noires.

L’idée lui déclencha des sueurs froides et elle maudit sa lâcheté. Oh ! Elle n’avait pas le choix. Il lui fallait agir, peu importe les conséquences.

Constance puisa en elle le courage nécessaire, puis pivota vers Myrtle.

— Je suis désolée, mais accepteriez-vous de me laisser utiliser votre cabinet de toilette ? Je suis partie un peu précipitamment de chez moi et…

— Bien sûr. Je vais sonner Georgina, elle vous y mènera.

Peu désireuse de s’embarrasser d’un témoin potentiel, Constance improvisa :

— Ne la dérangez pas, je suis persuadée de trouver mon chemin si vous me l’indiquez.

Elle craignit un refus courtois. Par chance, Myrtle acquiesça et lui fournit lesdites indications. Derrière elle, satisfaite de son départ, l’esprit souriait.

Constance se leva, et prit soin d’ancrer son regard dans le sien, de la dévisager sans retenue. En une poignée de secondes, elle s’échina à ce qu’elle la remarque, à ce qu’elle saisisse qu’elle l’observait, elle, et non le mur ou un objet quelconque. Ensuite, tandis qu’elle se dirigeait vers le couloir, elle implora le Ciel afin que sa manœuvre fonctionne.

Elle déglutit. Il fallait que la défunte la suive jusqu’à sa destination, le contraire n’était pas envisageable. Il n’y avait pas d’endroit plus sûr : le risque qu’un domestique entre sans s’annoncer dans un lieu si intime était pratiquement nul. Oui, la confrontation devait se dérouler là-bas, c’était l’unique solution si elle aspirait à conserver son secret et à mener une vie normale dans le foyer de son frère.

Constance dénicha sans problème la pièce désignée par Myrtle. Elle y pénétra, referma la porte, puis recula contre un mur. Les battements de son cœur s’accélérèrent. L’instant de vérité était proche… Si le fantôme ne se manifestait pas, elle dirait adieu à son anonymat, car elle n’aurait d’autre choix que de le provoquer sous le nez de Myrtle.

Elle inspira, se força à recouvrer son calme. Paniquer était vain. Elle n’en était pas à son premier affrontement – elle en avait eu son lot pendant son adolescence.

Enfin, la raison de ses appréhensions se montra. Elle passa au travers du battant et la fixa droit dans les yeux.

— Qui êtes-vous, ma jolie ? demanda-t-elle d’un ton faussement chevrotant.

— Une personne qui a deviné votre manège.

— Et qui a un pied de notre côté…

Constance frissonna, mais ne répondit pas à la réflexion.

— Pourquoi accablez-vous Myrtle Connor ? La connaissiez-vous de votre vivant ?

L’apparition secoua la tête.

— Pourquoi alors ? répéta-t-elle avec dureté.

— Parce que je m’ennuie. La mort est monotone, vous seriez surprise.

— Il existe des occupations plus saines…

— Oh, j’ai essayé. J’avais plutôt réussi à m’habituer à ma situation, à profiter de la quiétude de mon repos. Mais cette Myrtle ! Elle ne se tait jamais. Sa voix est si… horripilante. Je ne la supportais plus.

— Sauf qu’elle est ici chez elle, maintenant, trancha Constance.

— Je n’ai pas prétendu le contraire.

— Pourqu…

— Oui, oui. Vous m’avez déjà posé la question. J’ai réglé mon problème en réduisant votre amie au silence, et cela m’amuse désormais beaucoup. Voilà la vérité, puisque vous la voulez tant.

— Vous…

Elle fut interrompue.

— Je vous en prie, pas de leçons. Vous n’êtes pas en mesure de comprendre ma situation. Qui plus est, j’ai au moins le double de votre âge. N’éprouvez-vous donc aucune honte à me parler de la sorte ? N’avez-vous aucun respect ?

Constance grinça des dents ; elle détestait être rabrouée ainsi. Elle aurait presque préféré être en face d’une entité plus agressive.

— Je comprends que Myrtle souffre, c’est tout ce qui m’importe. Ne l’approchez plus.

— Vous osez me donner un ordre…, gronda son interlocutrice avant de flotter dans sa direction.

La main de Constance se posa dans un pli de sa robe, à l’endroit où elle avait dissimulé son épingle à chapeau. Elle retint sa respiration, heureuse de l’avoir gardé sur elle malgré son environnement neuf.

— Écoutez-moi bien, ma jolie. Je ne suis peut-être plus de ce monde, mais empêchez-moi d’agir et je transformerai votre existence en un long cauchemar sans fin. Votre précieuse Myrtle m’appartient. Sommes-nous d’accord ?

Le ton était aussi vindicatif que tranchant, loin du chevrotement du début de leur conversation. Constance se mordilla la langue. D’un geste discret, elle empoigna son épingle et affermit sa prise dessus.

— Non, cracha-t-elle.

La riposte ne tarda pas. La morte se jeta sur elle et tenta d’enserrer son cou. Constance brandit son arme et effectua un large mouvement devant elle.

Elle atteignit sa cible à la joue. Aussitôt, une cicatrice d’où s’échappait une fumée noirâtre s’y forma tandis qu’un cri de rage et de douleur mêlée, inaudible pour tout autre qu’elle-même, s’élevait.

Elle s’écarta, chercha le meilleur angle d’attaque.

— Du fer, jubila-t-elle. Vous n’imaginiez pas être le premier revenant à qui j’ai affaire ? J’ai fait fabriquer cette épingle il y a cinq ans. Pratique, n’est-ce pas ?

— Sale petite garce !

L’aïeule lui fonça derechef dessus, toutefois Constance l’évita d’un geste habile. Un léger souffle lui échappa. Il était dorénavant inutile de compter sur l’effet de surprise apporté par sa première attaque : il était impératif qu’elle en finisse au plus vite, qu’elle vise son cœur pour l’expédier dans l’au-delà.

Concentrée, elle demeura à une distance raisonnable, en perpétuel déplacement. Si la défunte n’était pas capable de la meurtrir sur le plan physique, un unique contact suffirait à lui provoquer un profond désespoir, à insuffler la peur au sein de son être et à lui donner l’envie de fuir la propriété…

Sa mâchoire se contracta. Échouer lui était prohibé, elle ne le tolérerait pas. Un échec par jour était déjà de trop.

Le fantôme se risqua à avancer sur sa gauche. Elle bougea avec agilité ; hélas, elle loupa sa poitrine. La pointe en métal traversa son bras, où se manifesta une nouvelle traînée fumante.

Un juron lui échappa. Elle ne souhaitait pas que la bataille s’éternise, que Myrtle ait des soupçons.

Constance ancra ses pieds dans le sol. Elle n’avait plus le choix… Elle se laisserait approcher. Elle marmonna une prière, attendit qu’une occasion se présente.

L’apparition profita de son inertie et s’arqua vers elle. Constance anticipa son action. Arme au poing, elle se précipita sur elle, puis mit toute la force qu’elle possédait dans son geste.

L’épingle s’enfonça dans le cœur de la vieille dame, qui se statufia sur place…

Un air horrifié se peignit ensuite sur son visage, suivi d’une expression de grande souffrance. Constance s’éloigna et se boucha les oreilles, mais malgré cela, le hurlement résonna en elle avec puissance, lui contractant l’estomac.

À plusieurs pas d’elle, de larges fumerolles s’extirpaient de la poitrine de l’esprit et l’encerclaient – le son de sa voix s’intensifiait d’ailleurs à mesure qu’elles se resserraient autour d’elle. Noyé dans leur masse opaque, il disparut de sa vue en quelques secondes.

Enfin, tout bruit cessa. Constance cligna des yeux, et ce seul battement de cils chassa le cauchemar de l’endroit, comme si la confrontation n’avait jamais eu lieu. Le silence la percuta, lourd et imposant.

Elle se redressa, aperçut son épingle à chapeau au sol. Nauséeuse, elle se pencha et la ramassa. Elle détestait le sentiment que lui apportaient ses victoires… Chaque fois, elle avait l’impression que ses entrailles se glaçaient, qu’elle avait manqué de disparaître dans la manœuvre.

Elle s’agrippa au lavabo et, essoufflée, y prit appui pour se relever. Ses mains tremblaient mais, trop occupée à s’inquiéter du temps qu’avait duré son affrontement, elle ne s’en soucia pas.

Myrtle se posait-elle des questions sur son absence ? Constance refusa d’y songer. Elle avait accompli ce que sa conscience lui affirmait être juste, il ne lui restait plus qu’à aviser.

Elle s’observa dans le miroir, remarqua la rougeur sur ses pommettes. Elle passa de l’eau fraîche sur son visage, puis lissa deux ou trois plis sur sa robe. Elle dissimula son arme et pria pour ne plus avoir à s’en servir avant longtemps.

Sa respiration devint plus régulière. Elle s’autorisa un sourire et replaça une mèche de cheveux dans son chignon.

Un brin rassérénée, Constance sortit du cabinet de toilette et se dirigea vers le boudoir de Myrtle.

Après ces émotions, elle avait bien mérité un bon thé.

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