Le gardien du jardin

Le gardien du jardin

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Le gardien du jardin
© Rose P. Katell (tous droits réservés)
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Couché sur l’herbe de Son jardin, la mâchoire posée entre ses deux pattes avants, Flocon, unique chien spectral du Royaume à ne pas suivre un Envoyé en mission, gardien du Voile et de ses secrets, ouvrit soudain les paupières, puis redressa les oreilles… Son cou prit de la hauteur et de légers tressautements vinrent agiter ses membres.

L’envie de se lever, de s’élancer dans une course folle vers une destination interdite le tenaillait, impétueuse… Il se contint avec effort dans un gémissement, mais ne réussit pas à empêcher ses yeux de se fixer sur l’entrée du Voile, immense portail invisible à qui en ignorait la présence en ce lieu.

Sa truffe huma l’air dans sa direction. Il s’en détourna ensuite à contrecœur, avant de s’asseoir face à la fausse porte menant au jardin nocturne. L’une de ses pattes passa sur son museau de berger suisse. Il tenait son rôle depuis des lustres : la Mort comptait sur lui pour veiller sur l’accès à son havre de paix. Rien ne devait l’entraver ou le divertir – pas même cet événement !

Le dos fixe, les griffes ancrées dans le sol tendre, Flocon laissa échapper un grognement frustré lorsqu’il réalisa son manque de contrôle sur sa queue blanche, qui balayait les brins d’herbe derrière lui. C’était tout juste s’il retenait ses couinements d’impatience… Comme si toutes ces années à La servir, fidèle, n’avaient rien changé. Comme s’il n’avait rien appris sur l’importance de sa tâche. Comme s’il avait oublié son but : s’assurer qu’aucun chevalier ne trouve plus jamais le Voile.

Ses oreilles se plaquèrent en arrière au fil de ses pensées. Comment l’oublier, pourtant ? Comment, quand sa position l’obligeait à côtoyer les Spectres, monstres plus rapides que les ombres qui allaient et venaient sans cesse, jour après jour, pour récupérer les nouvelles âmes ? Bien qu’ils aient été créés par la Mort, Flocon n’appréciait pas les entrevoir ; la faute aux souvenirs de son ancienne vie, sans doute. Et dire qu’ils étaient plus ou moins les seuls à troubler sa solitude, tant les Envoyés capables de dénicher Son jardin dans la Ruche étaient rares… Si Elle-même n’y pénétrait pas de temps à autre pour se détendre en sa compagnie, Flocon serait probablement devenu enragé avec les années !

Un jappement involontaire franchit ses babines. Le moment était de plus en plus proche, ça s’en révélait presque douloureux. Demeurer aussi impassible que possible s’apparentait à de la torture.

Un mouvement du côté de la fameuse fausse porte attira son regard. Flocon gonfla le poitrail, prêt à décourager un éventuel chevalier, lorsqu’une femme élégante vêtue de noir se matérialisa sur place.

La Mort était de retour.

Il tenta de maîtriser son agitation devant Elle. Échoua. Par chance, Elle ne le réprimanda pas sur son attitude. Elle s’avança jusqu’à lui et déposa une paume caressante sur le haut de son crâne ; ses iris, focalisés sur l’imposant portail, ne se posèrent sur lui à nul instant.

— Toi aussi, tu l’as senti, n’est-ce pas ?

Il ne confirma pas à l’aide d’un son ou d’un geste. Elle n’attendait pas de réaction à sa question, purement rhétorique. Elle savait ce qu’il en était : Elle le connaissait depuis toujours.

Enfin, Elle lui accorda son entière attention. Son expression, d’ordinaire d’une neutralité bienveillante, se montrait cette fois hésitante. Et cette hésitation, Flocon la ressentit dans chaque fibre de son corps jusqu’à ce qu’elle se transforme en choix.

— Accompagne-moi jusque-là, murmura-t-Elle.

D’un bond, il fut sur ses quatre pattes. Ensuite, fébrile, il lutta afin de rester au pied, de progresser au rythme de Ses pas – trop calme pour le maelstrom d’émotions l’envahissant.

Ils atteignirent l’entrée du Voile. Se placèrent à sa droite.

— Bientôt, souffla-t-Elle.

La Mort disait vrai, Flocon le percevait également et son excitation grimpait crescendo. Le verraient-ils toutefois ?

Il n’eut pas à attendre sa réponse longtemps. Très vite, une silhouette fugace se détacha de l’ovale formé par le Voile ; une silhouette dont il put à peine distinguer les contours. Déjà, le frisson caractéristique du passage d’un Spectre hérissait ses poils et l’âme était emportée à la Frontière, comme les autres.

Ses oreilles s’abaissèrent tandis que la déception prenait possession de son cœur. Ça avait été si court !

— C’est lui. C’est réellement lui, affirma-t-Elle à ses côtés.

Elle ne lui parlait pas, elle réfléchissait plutôt à voix haute. Elle devinait qu’il n’avait besoin d’aucune confirmation.

L’intérêt de Flocon se porta à nouveau sur la fausse porte de Son jardin, y resta même lorsqu’Elle le remarqua. À quoi bon feindre le désintérêt ? Elle n’était pas dupe et son comportement ne le trompait pas lui-même. Tout en lui le consumait de sortir et de gagner la Frontière. Seul un fil tenu l’en empêchait, né du respect entretenu envers Elle, sa créatrice et sauveuse.

— Va, chuchota alors celle-ci.

Flocon pencha la tête, incrédule… Non. Pas moyen qu’il ait bien entendu.

— Rejoins-le, ajouta-t-Elle cependant. Accueille-le au Royaume pour moi. Mais reviens, c’est tout ce que je t’ordonne. Le Voile ne doit jamais plus être laissé sans gardien, et je ne peux m’absenter trop longuement.

Un jappement lui échappa, tel un remerciement. Puis il s’élança dans la bonne direction.

Après toutes ces décennies, il allait revoir Caleb !

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2 réflexions sur « Le gardien du jardin »

  1. Le gardien du jardin est une très belle nouvelle, qui forme un peu un diptyque, avec l’épilogue de La traversée : dans l’épilogue, Eve laisse partir Caleb à la fin de sa longue vie, dans Le gardien du jardin, Flocon voit arriver Caleb à la sortie du Voile, avant qu’il soit emmené par un Spectre à la Frontière. Ca me fait penser à un texte qu’on lit souvent dans les funérailles où le défunt est comparé à un bateau que ses proches voient disparaître à l’horizon, pendant que les membres de sa famille et ses amis, qui étaient déjà dans l’Au-delà, le voient apparaître à l’horizon. Le titre « le gardien du jardin » est très bien choisi, dans la mesure où « jardin » est la traduction en français du mot « paradis ».

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