Pour un arbre

Pour un arbre

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Pour un arbre
© Rose P. Katell (tous droits réservés)
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Le soleil apparut au-delà de la ligne d’horizon et chassa les dernières ombres de la nuit. L’aube se levait sur la clairière. Elle apportait un parfum de renouveau bienvenu dans son sillage, réveillant oiseaux et insectes, attirant l’attention des fleurs, des plantes, des feuillus.

Touchée par les premiers rayons lumineux, une tendre glycine ondula au rythme de la brise. Ses branches les plus fines s’étirèrent vers le ciel, ses grappes mauves saluèrent l’astre. Tout son être s’éveillait à la perception de la chaude caresse.

De mouvement en mouvement, elle se détacha de l’influence du vent et dirigea ses gestes elle-même. Avec le naturel que confère l’habitude, elle exécuta une danse connue d’elle seule, une danse lente et enchanteresse qui modifia peu à peu son apparence, jusqu’à la transformer en un être féminin à la beauté irréelle.

La dryade fit ensuite jouer ses muscles dénudés pour les dénouer, puis offrit son visage rond au soleil ; elle le remercia de l’avoir tirée de son sommeil avant de s’engager d’un pas léger vers un bosquet de jeunes arbres, tous fruits de sa création. Elle en effleura les troncs, lissa les feuilles, observa leur état… Une expression soulagée s’étala sur ses traits dès qu’elle constata qu’ils se portaient bien.

— Mes chers petits, souffla-t-elle. J’ai si hâte que vous soyez plus vieux, si hâte de vous voir devenir hauts et robustes. Vous sauverez notre forêt et vous lui rendrez sa grandeur d’antan, j’en suis convaincue. Vous êtes le but de mon existence. Jamais je ne cesserai de veiller sur vous, de vous donner des frères. Profitez de la lumière, maintenant.

Un soupir se faufila entre ses lèvres rosées. Elle était désormais parée à accomplir sa routine quotidienne, dont l’importance lui paraissait chaque journée plus capitale que la précédente.

La dryade quitta la clairière, son merveilleux sanctuaire, et s’enfonça dans les bois, vers le lac où elle baignait son corps et se gorgeait d’eau réparatrice.

S’éloigner de la quiétude et de la protection de son lieu de vie ne lui était pas aisé, car elle se retrouvait aussitôt proche des Hommes, qui dominaient ce temps. Pourtant, elle n’avait pas le choix. Il y avait des lustres qu’elle avait compris que se tapir était un acte lâche et inutile – qu’elle soit ou non à portée de vue, les mortels évolueraient dans sa belle nature.

Au fil de ses pas et à mesure qu’elle progressait vers son but, leur passage sur ces terres se manifesta d’ailleurs à ses sens. L’atmosphère devenait différente, comme s’ils déposaient une odeur étrange et anxiogène dès qu’ils foulaient le sol. Divers animaux ne se montraient plus et de certains végétaux, parfois naguère semblables à elle, ne subsistait plus qu’une souche triste.

Le monde avait évolué trop vite en quelques siècles, et pas de la manière qu’il fallait.

Nostalgique de la paix qu’elle avait connue jadis, la dryade atteignit son coin d’ablution écrasée sous le poids de ses réflexions… Elle secoua toutefois la tête, persuadée que s’abandonner à la morosité ne l’aiderait pas, et gagna l’étendue aqueuse, où plusieurs ondulations venaient lécher la terre meuble.

Elle testa la température de l’eau du bout de ses orteils, frissonna davantage de plaisir anticipé que de froid. Puis elle avança avec langueur jusqu’à ce que seuls ses épaules et son crâne ne soient pas immergés.

Envahie par la sérénité que ne manquait pas de lui procurer le contact frais, la dryade ne prêta pas attention aux bruits que la brise charriait dans sa direction, échos de l’activité humaine. Le premier village habité n’était qu’à deux kilomètres de là. Néanmoins, elle n’éprouvait pas la moindre peur. Les plaisirs d’une balade sur les chemins sylvestres étaient souvent rares et solitaires, et les premières métropoles, endroits de pollution suprême, étaient loin. Elle se savait en sécurité.

Elle se frotta l’épiderme avec une énergie mêlée de douceur et plongea à maintes reprises sous la surface, tournant sur elle-même et projetant des éclaboussures autour d’elle. Elle ignora les déchets qui maculaient le fond du lac, se concentra sur la poignée de poissons intrigués par son manège ; elle oublia son environnement, ses pensées et profita de l’instant, son favori dans ses journées répétitives.

Perdue dans ses jeux aquatiques, dans son unique moyen de se renforcer et de se détendre, la dryade ne remarqua pas qu’un intrus approchait, que les sons qu’elle émettait avaient été perçus. Elle n’en prit conscience qu’une fois démasquée, lorsqu’un hoquet émerveillé lui effleura les tympans…

Un homme était sur la berge. Jeune, la trentaine pas atteinte, il la dévisageait avec consternation, ses iris bruns braqués sur elle. Il avait l’air d’apprécier autant que d’appréhender leur rencontre fortuite : il se tenait raide, figé, comme s’il avait peur qu’elle ne s’évapore au premier geste de sa part.

La mine inquiète, presque ingénue, la dryade recula vers le bord opposé et sortit de l’eau. Elle se plaça ainsi en position de fuite si celle-ci devenait nécessaire, mais exposa également son corps nu à l’étranger, qui ne loupa pas une miette du spectacle. Ses yeux s’attardèrent sur ses cheveux brillants de perles humides, sa gorge, le galbe de ses seins, la courbe de ses hanches… Son apparition la fascinait. Elle soupçonnait même qu’elle faisait naître le désir en lui, qu’elle allumait un feu ardent au creux de ses reins.

Le regard ancré dans le sien, la dryade ne bougea pas lorsqu’il déambula vers elle avec prudence. Contre tout bon sens, elle se contenta de l’observer, sur la défensive.

— N’aie pas peur. Qui que tu sois, je ne te souhaite aucun mal.

Elle le crut sur parole. Son attitude ne mentait pas, il ramperait devant elle rien que pour avoir la chance de la contempler de plus près. Sa beauté spéciale le transperçait. Il appartenait à la catégorie des plus sensibles… Elle ne craignait rien.

Il s’arrêta à un mètre d’elle. Il la fixa, la détailla, puis souffla :

— Qu’es-tu ? Me comprends-tu ?

Elle opina.

— Je suis une dryade, chanta-t-elle, je suis une gardienne. Je veille sur ce qu’il reste de la forêt. Vous m’avez surprise pendant que je me ressourçais.

Les joues de l’individu se teintèrent de rouge.

— Je suis désolé. Je ne voulais pas t’espionner. J’ai entendu du bruit et je… j’ai été subjugué par ton apparence, avoua-t-il, penaud. Je n’avais jamais rencontré une femme aussi magnifique.

— Je ne suis pas une femme. Et j’avais autrefois des sœurs bien plus jolies que moi.

— Vous êtes plusieurs ?

— Nous sommes encore quelques-unes, oui. Nous sommes disséminées çà et là.

L’attrait que la dryade exerçait l’enivrait. N’en étaient les menues cabrioles de son estomac, elle se sentait maîtresse de la situation.

— C’est formidable… J’ai l’impression de rêver !

— Parce que nous ne nous laissons d’ordinaire pas admirer, expliqua-t-elle.

— Oh. Oui, oui. D’accord.

Tandis que sa peau séchait naturellement, le sourire en face d’elle ne fanait pas. Il paraissait au contraire s’élargir de seconde en seconde, empli d’un émerveillement indescriptible.

— Je… je m’appelle Adam.

La dryade hocha la tête, mais ne réagit pas plus à l’information. Les noms ne signifiaient rien pour elle. Ses pairs n’en possédaient pas.

Un silence contemplatif s’installa entre son interlocuteur et elle, qu’elle autorisa à grandir. Au bout de deux ou trois minutes, cependant, elle murmura :

— Il faut que je rentre. Certains de mes arbres sont trop petits pour se protéger seuls. Je dois en planter un nouveau. J’essaie d’en créer un par jour.

Adam s’horrifia aussitôt de son départ.

— Non. Je vous en prie ! Rien qu’un moment supplémentaire. Je refuse de vous perdre, de commencer à imaginer que vous n’avez été qu’un mirage…

La dryade se mordit la lèvre inférieure, afficha une moue hésitante.

— Aimeriez-vous me suivre dans ma clairière ? Vous pourrez y entrer si je vous en accorde l’accès et que vous y posez les pieds avec de bonnes intentions.

— C’est d’acc…

— Attendez, l’interrompit-elle d’une voix anxieuse. Je suis d’abord obligée de vous informer d’un point. Ainsi, vous serez vraiment en mesure de me répondre.

Adam acquiesça.

— Il vous sera impossible de quitter les lieux sans mon aide, annonça-t-elle. Si je ne suis pas à vos côtés afin de vous ouvrir la voie, la végétation vous interdira le passage à cause de votre sang d’Homme, elle vous considérera comme un intrus. Agréez-vous à ma proposition ?

— Il n’y a que ça ? Est-ce l’unique condition pour demeurer près de vous ?

Elle confirma d’un mouvement gracieux et arbora un fin sourire, qu’elle ne conserva qu’une poignée de secondes. La candeur que montrait Adam avait un elle-ne-savait-quoi de charmant. Néanmoins, elle ne désirait pas s’y attarder. La dryade n’était que trop consciente des dangers qu’il y avait à s’attacher à un mortel, surtout au vu de la tâche qu’elle s’était confiée – les humains s’accordaient mal avec la sauvegarde de son territoire ! En emmener avec elle était déjà beaucoup ; le moindre faux pas de leur part était un risque d’y amener les graines de leur déchéance exponentielle.

— M’accompagnez-vous ? demanda-t-elle d’un ton chevrotant en se détournant, prête à reprendre sa route.

Elle entendit qu’Adam la talonnait avant même qu’il donne son assentiment et se réjouit qu’il ne remarque pas son expression.

Ils ne prononcèrent pas un mot durant leur progression. Jusqu’à ce qu’elle s’arrête au bord de sa clairière, il n’y eut que les bruits propres au lieu pour les entourer.

Elle pénétra dans son sanctuaire d’un pied assuré. Là, elle enjoignit Adam à s’y avancer d’un geste de la main et le gratifia d’un regard satisfait lorsqu’il s’exécuta. Puis, sans se soucier davantage de lui et de sa présence, elle se dirigea vers le bosquet déjà inspecté plus tôt et en enlaça les troncs, leur chuchotant des mots.

Le chuintement de semelles qui chatouilla ses oreilles ne l’étonna pas.

— Que fais-tu ? l’interrogea Adam.

— J’explique à mes pousses les plus jeunes qu’elles recevront vite un ami.

— Celui que tu plantes chaque jour ?

— Oui, souffla-t-elle.

— Pourquoi t’y emploies-tu ? Enfin, je… je veux dire : pourquoi une telle régularité ?

Un éclair de tristesse passa dans les pupilles de la dryade.

— Parce que je n’ai pas le choix. La nature est menacée par l’activité des vôtres. Repeupler la forêt avec des arbres plus résistants à la pollution est la dernière chose que je peux accomplir pour sa sauvegarde. Je ne tolérerai pas que tout soit détruit.

— « Plus résistants à la pollution » ? répéta Adam, abasourdi. Comment ? Aurais-tu des pouvoirs ? S’il te plaît, explique-moi. Personne ne me croira si je ne rentre pas avec des détails ! Moi-même ai du mal à admettre que ce que je vis est réel.

La dryade arbora un air compréhensif.

— Cela vous aiderait-il si je vous montrais de quelle façon je m’y prends ?

— Tu serais d’accord ? Ce serait formidable !

Grâce à sa volonté, et sans s’émouvoir du cri impressionné qui jaillit auprès d’elle, la dryade modifia l’apparence de son bras gauche afin qu’il retrouve une solidité plus proche du bois et le modula dans l’optique qu’il lui permette de remuer la terre avec facilité.

— Si vous avez des notions de jardinerie, murmura-t-elle, vous n’ignorez pas qu’on forme d’abord un trou.

— Avant de semer, oui, répondit Adam.

Elle soupçonna qu’il se jugeait important, qu’il considérait sa proposition telle une faveur et s’en enorgueillissait. En silence, elle creusa.

— Il est essentiel d’y mettre son cœur et de lui accorder un bel aspect, lisse et net, pour que la vie qu’il accueille y soit bien, chuchota-t-elle ensuite.

Tout en parlant, elle continua à travailler avec force et énergie jusqu’à créer une bande large qui surprit son invité.

— Voilà qui me semble grand et profond pour du jardinage. La taille et la forme de ton œuvre sont presque dérangeantes, en vérité…

— Ah ? Mes végétaux spéciaux sont au départ des graines spéciales : elles sont immenses comparées aux autres. Si cela vous ennuie, vous êtes libre de vous éloigner.

Rasséréné par ses paroles et son ton musical, Adam refusa.

— Non, non. Une expérience pareille ne survient pas deux fois dans une existence, je ne souhaite pas manquer quoi que ce soit. Mon imagination s’emballe. Tu ne connais probablement même pas ce à quoi ton « œuvre » me laisse penser !

Les lèvres de la dryade s’étirèrent. Elle termina sa tâche et pivota, satisfaite.

— Alors ? demanda Adam. Où est la fameuse graine ?

Comme souvent lors de cette étape coutumière, elle frissonna et dut combattre la peur qui la gagnait. Elle réussirait, il le fallait. Le doute n’avait pas sa place en son sein ; il s’agissait de sa voie.

— Elle arrive.

La dryade plongea sa main humanoïde dans son ventre avec une précision tranchante. Elle dédaigna la mine terrifiée d’Adam, fouilla ses entrailles avec douleur. Les larmes au bord des paupières, elle chercha dans la zone qui permettait aux mortelles d’enfanter, puis en arracha une sphère verte et molle… Une part de son essence boisée.

Secouée de spasmes, elle la tendit devant elle.

— La voilà, haleta-t-elle.

Adam la dévisagea. Il était consterné. Horrifié. Sa bouche restait ouverte en un cri muet, que l’effroi de ses agissements lui avait interdit de lancer. Il accomplit pourtant l’exploit d’articuler quelques mots.

— Elle… elle n’est pas immense.

L’expression de la dryade se durcit malgré elle. Elle parvenait au moment critique de sa routine, le plus ardu.

— Pas encore, non.

D’un mouvement précis, elle visa l’abdomen d’Adam et y enfonça ce qu’elle s’était enlevé. Il commençait à peine à hurler lorsqu’elle retira son poing et le poussa dans la tombe réalisée sous ses yeux.

Rodée par l’expérience, elle ne lui offrit pas l’occasion de se relever. Elle s’installa à califourchon sur lui et recouvrit son crâne d’une bonne couche de terre ; les joues humides, les muscles endoloris, elle l’entrava pendant qu’il se débattait en vain.

Les minutes s’écoulèrent, interminables. La dryade maintint sa prise, songea à son bosquet pour s’encourager. Concentrée, elle ne s’autorisa un soupir que lorsque Adam fut immobile depuis un instant…

Son cœur se serra face à la cruauté qu’elle s’imposait chaque jour où son manège au milieu du lac attirait une proie. Et tandis qu’elle se relevait, tremblante, pour achever d’enterrer Adam et le feuillu qui jaillirait de sa dépouille, elle sanglota et se sentit obligée de se justifier à voix haute.

— Je suis désolée, je suis vraiment désolée. Je ne voulais pas. Jamais. Mais les vôtres ne m’ont pas donné le choix. Ils détruisent la forêt, la polluent. Si j’étais restée les bras croisés, tout aurait fini par disparaître… Tout ! Par votre inconscience, vous m’avez contrainte à opérer de la sorte. Vos vies, votre sang procurent de la robustesse à mes petits, qui supportent mieux les émanations de vos horribles industries ; ils deviendront grands et forts, ils ne vous autoriseront plus à les maltraiter. Seule ma clairière en contient aujourd’hui, seule elle a une chance d’être sauvée de vous… Je ne compte pas m’arrêter là. Peu importe que j’use trop de ma vitalité et de mon don de création par rapport à mes sœurs. Peu importe que mon existence en soit raccourcie. Tant que je serai debout, je jure de m’employer à façonner autant d’arbres que vous en avez abattus.

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