Une voix dans la neige

Une voix dans la neige

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Une voix dans la neige
© Rose P. Katell (tous droits réservés)
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Un bruit de raclement tira Anna du sommeil. Groggy, elle ouvrit les yeux, puis hoqueta lorsqu’une paume large enserra sa cheville et la traîna sur le sol jusqu’à l’extraire de sous l’escalier en pierre où elle s’était établie.

— Eh, toi ! T’as rien à fiche là, l’apostropha son agresseur, un homme bourru d’une quarantaine d’années.

Paniquée, elle lui envoya son talon libre dans le ventre et profita de l’effet de surprise pour se libérer. Elle attrapa ensuite son maigre paquetage sous les marches, se releva d’un bond et recula. Du coin de l’œil, elle avisa la planche en bois qu’elle avait utilisée afin de « s’enfermer » couchée par terre ; l’origine du son qui l’avait éveillée ne lui était plus inconnue…

— Ah ! Vermine. Je t’y prendrai, moi !

Sous la menace, Anna effectua encore deux pas en arrière. Par bonheur, sa manœuvre s’était révélée efficace : l’individu gardait les mains sur son abdomen et une posture courbée. Elle souffla de soulagement. Si elle était forcée de courir, il y avait peu de chance qu’il se lance à sa poursuite.

— Allez, ouste. Va-t’en ! Je veux pas de toi sous mon escalier.

— Je souhaitais juste m’abriter, se justifia-t-elle dans l’espoir de l’apaiser.

Après tout, elle n’avait pas pénétré son domicile par effraction. Elle s’était contentée de se protéger des intempéries. Pouvait-on vraiment lui en tenir rigueur ?

— Les mendiants sont pas les bienvenus par ici. Estime-toi heureuse que je te laisse partir au lieu de t’emmener au bureau du shérif !

— Je…

— Gâche pas ta salive. Les gens de ton espèce, je les connais. Ça prétend pas chercher les ennuis, désirer un peu de compassion, et quand vous leur en offrez, ça vous dépouille !

— Non, protesta Anna, je…

— Ouste, je t’ai dit ! Je crois autant en tes paroles qu’en l’existence du fameux jackalope dont tout le monde cause… Pars maintenant, avant que je décide que le coup que tu m’as porté mérite réparation.

Amère, Anna s’exécuta ; sans quitter son interlocuteur du regard – elle n’en serait pas à sa première attaque en traître –, elle s’éloigna. La colère d’avoir perdu son abri la réchauffa assez pour qu’elle marche plusieurs mètres sans ressentir l’effet du vent ou la poudreuse sous ses plantes nues. Malheureusement, le sentiment se mua en tristesse, et le froid la pénétra.

Glacée, Anna s’assit bientôt sur un muret. Elle massa ses mollets, s’obligea à remuer les orteils. La douleur lui arracha une grimace. L’hiver était si rude ! Elle redressa la tête vers le ciel dégagé. S’il ne s’entachait pas de nuages, peut-être que le soleil la réconforterait un minimum une fois le jour levé…

La température lui déclencha un frisson et elle se frictionna les bras. En haillons depuis des mois, sa robe ne lui était d’aucun secours. Tremblante, elle dénoua le nœud qui regroupait les quatre coins de la couverture de cheval qu’elle avait volée la veille, y attrapa son dernier quignon de pain, puis s’en revêtit comme elle l’aurait fait d’un châle. L’odeur de l’animal y était forte, cependant, elle n’en avait cure. N’importe quoi plutôt que continuer à grelotter !

Décidée à se dénicher une nouvelle cachette, elle avala sa maigre pitance d’une bouchée et se releva. Le contact de la neige sous ses pieds raviva sa douleur.

Anna grinça des dents. Il devenait impératif qu’elle se trouve des chaussures.

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Le centre-ville grondait d’activités. Des rires s’échappaient déjà du saloon, hommes et femmes se promenaient ou conversaient entre eux. Tout remuait, s’agitait.

Prudente, Anna y évoluait en veillant à être discrète. Une précaution inutile, car peu de personnes s’intéressaient à elle. Les rares badauds qui lui accordèrent un coup d’œil se détournèrent rapidement, gênés par ses cheveux sales et mal coupés, son allure négligée, ses vêtements crottés. La pauvreté n’est jamais aisée à observer.

Anna resserra sa protection autour d’elle et frotta ses voûtes plantaires sur ses chevilles dans le mince espoir de les dégourdir. Avec méthode, elle scruta chaque ruelle, chaque venelle et chaque cul-de-sac à la recherche d’un soûlard en train de terminer sa nuit. Assoupis, les habitués de la boisson se révélaient des proies faciles – si elle avait de la chance, elle parviendrait à en repérer un chaussé de bottes en bon état. Déterminée, elle dirigea ses pas dans les environs du saloon, où la probabilité d’en localiser était la plus haute, et frémit au moment de passer devant l’auberge de Mrs Moore.

Contempler l’endroit où sa mère avait travaillé et l’avait élevée faute de moyen lui déclenchait des frissons… Elle le détestait. Elle en était d’ailleurs partie dès que sa parente avait disparu, quand la gérante avait insinué qu’elle n’était pas en mesure de la loger et de la nourrir sans une petite contrepartie.

Nauséeuse, Anna déglutit. Plutôt mourir dans la rue qu’effectuer le même boulot que les filles de Mrs Moore.

Les larmes la menacèrent, mais elle les refoula. L’heure n’était pas à la mélancolie. Si elle commençait à songer à quel point sa mère lui manquait, elle terminerait en pleurs… Non, il lui fallait rester courageuse. La jolie Margaret reviendrait un jour ou l’autre, elle ne l’avait pas abandonnée. Les mauvaises langues avaient beau médire, Anna savait qu’elle l’aimait. Il existait une raison à son absence, une raison censée et valable, elle devait juste être patiente afin de la découvrir. Leurs retrouvailles étaient son unique but ; il la poussait à ne pas succomber au désespoir.

— Eh !

Surprise par ce cri, Anna se retourna et aperçut Alice, une travailleuse de Mrs Moore. Elle s’était parfois occupée d’elle lorsque sa mère était affairée dans l’une des nombreuses chambres de l’auberge.

— Ça alors, la gamine de Margaret ! Y a longtemps qu’on t’a plus vu traîné dans l’coin.

— J’aime mieux le calme, se contenta-t-elle de répondre.

— Notre compagnie t’plaisait pas, hein ?

Anna haussa les épaules.

— Toujours pas d’nouvelles de Margaret ?

— Non. Vous en avez eu ?

Alice ricana.

— T’espères encore qu’elle se r’montre ?

— Oui, grogna-t-elle.

— Ah. Ben moi, j’serai riche d’ici la fin d’année ! Les illusions, elles mènent à rien de bon, Anna. Tu veux que j’te dise ? Margaret est soit morte, soit en train d’se la couler douce loin d’ici.

— Tu mens.

Anna serra les poings, tenta de maîtriser sa colère grandissante. La belle-de-nuit n’avait pas le droit de lui parler de la sorte : elle ne connaissait pas sa mère autant qu’elle.

— Eh, calme. T’as plus l’âge de t’comporter en pleurnicheuse. Ou Margaret a craqué et s’est tirée – et je l’en blâmerai pas –, ou elle s’est attiré des ennuis à cause d’son état.

Anna tiqua.

— Son état ?

Alice la dévisagea avec hébétude.

— Attends ? rigola-t-elle. Elle t’en avait pas causé ? T’as rien d’viné ?

— De quoi parles-tu ?

— Du petiot, pardi ! T’allais avoir un frère ou une sœur.

Elle hoqueta. Le souffle lui manqua. Sa mère… enceinte ? Des ennuis ?

— Bon Dieu, t’étais vraiment pas au courant…

— Explique-toi.

— Margaret était douée avec les clients. Douée, mais inconsciente.

— Elle faisait le nécessaire pour ne pas être grosse. Elle me l’avait confié.

Alice ricana.

— Quelle pudeur dans ta voix ! Tu t’imagines meilleure que nous, avec tes haillons et ta peau décharnée ?

Anna ne daigna pas répondre.

— Bref. J’insinuais pas que les protections que ta maman adorée prenait étaient mauvaises. Le petiot s’est installé, voilà. Rien n’est fiable. C’que j’affirme, c’est qu’Margaret, elle manquait de jugeote. Sur certains points, elle était aussi idiote que tout c’beau monde qui prétend qu’un lapin cornu se balade aux alentours d’la ville. Elle était naïve et crédule. Ses idées étaient foireuses.

— Quelles idées ?

Alice leva les yeux. Cependant, elle ne l’envoya pas promener.

— Margaret était très demandée. Les clients les plus riches payaient pour elle. Elle avait sa renommée dans le coin, même si elle te l’cachait afin de t’préserver d’la réalité. Mais les derniers mois avant sa disparition, elle recevait plus qu’un visiteur. Il dépensait une fortune dans le but qu’elle lui soit réservée. Il s’agissait d’un monsieur important… et marié, surtout. Le rejeton était de lui, l’hésitation est pas permise. Margaret s’est convaincue qu’il allait prendre ses responsabilités. Elle songeait à aller le trouver, à le mettre au courant d’son état. Toi et moi, on est pas stupides. Un homme confortable et casé, on se doute qu’il tient à sa réputation. M’est avis qu’il s’est débarrassé du problème qu’elle représentait.

La gorge d’Anna se noua.

— Non. Elle m’aurait prévenue… Elle n’aurait pas…

— Arrête de rêver. Tu prétends qu’elle serait pas partie sans toi. T’as une meilleure explication ?

Elle secoua la tête, vacilla. La nausée la gagna. Une part d’elle refusait de croire l’hypothèse qu’Alice lui soumettait. Hélas, une autre, plus pernicieuse, lui hurlait que sa mère aurait été capable de commettre une folie pareille pour les abriter de la misère et de l’insécurité.

— Qui… qui est ce monsieur ? balbutia-t-elle. Il faut que je sache, Alice !

L’interpellée lui donna une chiquenaude sur le front.

— Parce que tu penses qu’ils viennent chez Mrs Moore avec leur vraie identité ?

Elle se renfrogna.

— Il…

— Non. On l’a plus aperçu d’puis un moment.

Son cœur se contracta. Elle n’avait donc aucun moyen de le localiser, d’apprendre si la vérité était telle que le supposait Alice…

Anna contint avec peine des larmes de rage. Son unique piste en plusieurs mois se révélait être une impasse ; elle lui apportait plus d’interrogations que de réponses !

— Eh, ça va ?

— Super, cracha-t-elle face à la situation.

Mue par un élan de compassion, Alice lui ébouriffa les cheveux.

— Sois forte, loupiote. Dans la vie, soit tu marches, soit tu crèves. Compter sur quelqu’un, c’est l’début de la fin : dès qu’il part, t’es perdu. Alors relève-toi et essaie d’t’en sortir. Attendre et mourir dehors t’aidera pas.

— Merci du conseil…

— T’as un endroit où dormir ?

— Non.

— Rentre avec moi. Mrs Moore acceptera qu’tu récupères une chambre si tu t’excuses. Te suffit d’travailler un minimum. T’as quoi ? Quatorze ans ? Tu dois avoir eu tes premières floraisons. Avec un peu de fard et un habit propre, tu aurais ta chance.

La perspective de vendre son corps lui arracha un haut-le-cœur. Dès qu’elle le remarqua, Alice plissa son nez de dédain.

— Marche… ou crève, lui répéta-t-elle.

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Le besoin de se dénicher des bottes oublié, Anna déambula dans les rues jusqu’à atteindre la frontière de la ville. Il fallait qu’elle s’en éloigne, qu’elle s’échappe de son atmosphère bruyante et nauséabonde le temps d’y voir clair, de méditer à ses découvertes. Elle ne sentait plus ses pieds, sa couverture n’empêchait pas le vent de la cingler, toutefois, elle ne s’en souciait pas. Les paroles d’Alice la préoccupaient. Elle admettait qu’être en mesure de se débrouiller seule valait mieux afin éviter les déconvenues. Pourtant, la marchande de plaisir avait tort : avoir un être sur qui se reposer n’était pas un défaut.

Du plus loin qu’elle se souvienne, Anna avait toujours pu se fier à sa mère. Elle ne lui avait jamais rien caché. Oh ! Si le fameux bébé évoqué aujourd’hui existait, il était inconcevable que sa parente ne lui en ait pas parlé, surtout avant de rejoindre le père présumé et de le mettre devant ses responsabilités… À moins qu’elle n’ait été sûre de la réussite de sa démarche et ait souhaité la surprendre avec une bonne nouvelle ?

Anna frissonna. Imaginer que les projets de sa mère aient échoué et qu’elle soit morte lui était insupportable. L’hypothèse n’était pas envisageable ; elle ne le tolérerait pas ! Elle souffla un nuage de vapeur, puis cogita… En acceptant qu’Alice n’ait pas menti, le prétendu richard de Margaret l’aimait, Anna en était persuadée : il n’aurait pas pris la peine de la réserver et de payer plus sinon.

Elle réfléchit. Tue-t-on une femme qu’on chérit juste parce qu’elle entache une réputation ? Non, il est beaucoup plus simple de la cacher, de l’entretenir. Était-ce ce qui s’était produit ? Sa mère avait-elle été contrainte de quitter les lieux pour masquer son état et accoucher en toute discrétion ? La théorie lui sembla probable. Néanmoins, pourquoi ne l’avait-elle pas emmenée ? L’en avait-on empêchée ? Reviendrait-elle une fois la délivrance terminée ?

Nauséeuse, Anna se massa les tempes. Ses considérations allaient la rendre folle.

Elle pivota, marcha à reculons et observa les habitations rétrécir. Dire qu’elle ne connaissait pas d’autre environnement… Sa vie aurait-elle été différente si elle avait vécu ailleurs ? L’émotion la prit à la gorge.

— Tu me manques, maman, murmura-t-elle.

Anna trébucha, tomba en arrière. Frigorifiée par la neige, elle se redressa d’un bond et s’empressa de secouer sa couverture. Trop tard, hélas. Celle-ci était trempée.

— Non. Non, non, non !

Les dents serrées, elle refoula sa tristesse, puis plia le tissu sous son bras. Il était désormais inutile qu’elle s’en revêtisse : au contact du vent, l’humidité la refroidirait davantage. Elle pesta contre sa maladresse. Elle n’avait plus ni protection ni lieu où s’abriter durant la nuit…

— Anna !

Stupéfaite, elle se figea. Elle aurait reconnu cette voix entre mille…

Elle roula la nuque à gauche, à droite. N’aperçut pas âme qui vive.

— Anna !

Elle plissa les paupières sans obtenir plus de résultats. Rêvait-elle ?

— Ma-maman ? bégaya-t-elle.

— Anna !

Les larmes perlèrent sur ses joues. Était-ce possible ? Avait-elle le droit d’y croire ? Elle tourna sur elle-même et tenta de repérer une silhouette au loin.

Par tous les saints ! D’où l’interpellait sa mère ? Et pourquoi son ton avait-il l’air si désespéré ?

— Anna !

Elle ferma les yeux, attendit que l’appel se réitère.

Là !

Anna se concentra, fit confiance à ses sens. Le son ne provenait pas de la civilisation, il en était au contraire plus éloigné qu’elle. Elle se mordilla la langue. Pour quelle raison sa mère se terrait-elle au loin ?

— Par ici ! hurla-t-elle à son intention.

— Anna ! Anna !

Un sourire fendit ses lèvres gercées. Son cœur bondit dans sa poitrine. Enfin… Après d’interminables mois d’attente, elle allait enfin obtenir des réponses à ses questions, elle retrouverait enfin le bonheur d’être aimée.

— Maman. Maman, je suis là !

— Anna…

Sa bouche s’arrondit. L’intonation était beaucoup moins puissante que la précédente ; sa parente progressait dans la mauvaise direction. Ne l’avait-elle pas entendue ? Était-elle désorientée ?

Peu désireuse de la perdre encore, Anna n’hésita pas une seconde. Elle courut. Guidée par son prénom répété et répété, elle galopa jusqu’à ne plus sentir ses membres, jusqu’à ce que les dernières habitations s’évanouissent totalement derrière elle.

— Anna !

Elle se rapprochait… Elle détailla les alentours, perçut un mouvement sur sa gauche.

— Maman ?

Personne ne lui répondit. Étonnée, Anna regarda le sol blanc, puis déglutit. Elle n’y remarquait que ses propres empreintes.

— Que…

— Anna !

Elle sursauta. Elle entendait sa mère comme si elle était à ses côtés, or il n’y avait rien dans les environs, à peine un buisson. Tout à coup méfiante, elle s’approcha de ce dernier.

— Anna !

Elle frémit. Il était tout à fait inconcevable qu’un être de taille humaine se tienne derrière lui.

Anna songea à reculer, pourtant, elle s’en empêcha. Sa curiosité était plus forte que son inquiétude, il fallait qu’elle sache. Elle n’était pas folle. Son nom n’avait pas cessé d’être prononcé et elle avait reconnu le timbre de sa mère. Il y avait forcément une explication ! Et surtout, il s’agissait d’une piste.

Elle inspira, s’approcha, et se pencha…

Accroupi sous des brindilles, un jackalope la dévisagea aussitôt de ses grands iris terrifiés.

Anna le contempla sans bouger. Les rumeurs ! Elles ne mentaient pas… Un lapin cornu rôdait bel et bien aux abords de la ville.

Elle recula de quelques pas, papillonna des paupières. Il ne s’évapora pas.

— Tu… tu existes, souffla-t-elle en admirant ses bois.

L’envie de se rendre chez le propriétaire de l’escalier et de lui prouver que son honnêteté était aussi réelle que lui la tenailla. Cependant, elle fut vite remplacée par l’effroi d’une révélation : il se racontait que ces êtres étaient capables d’imiter le timbre humain.

La gorgée nouée, elle murmura :

— C’est toi qui criais, n’est-ce pas ?

L’interpellé ouvrit la gueule.

— Anna !

Les jambes d’Anna cédèrent sous elle. Elle chuta dans la neige. Un mirage, elle avait poursuivi un mirage. Sa mère n’était pas là.

Un sanglot la secoua, l’adrénaline déclenchée par les premiers appels s’estompa. Soudain, le froid la mordait de nouveau. Soudain, la douleur revenait dans ses pieds nus et son corps tremblait.

— Pourquoi ? Pourquoi m’infliger cela ?

Elle n’obtint aucune réponse et se replia sur elle-même. Meurtrie par son espoir déçu, elle maudit sa malchance. Plusieurs minutes lui furent nécessaire pour réaliser l’évidence : si le jackalope reproduisait les paroles de sa mère, alors il l’avait rencontrée à un moment ou un autre…

Anna redressa la tête avec virulence. Surprise qu’il soit toujours là – sa chute aurait dû l’effrayer –, elle hoqueta, puis tendit une main fébrile vers lui, qu’il renifla sans oser s’avancer.

— Je ne te veux pas de mal, lui assura-t-elle.

Il s’approcha d’un saut.

— Tu… tu me comprends ?

Elle patienta quelques secondes, et enchaîna :

— Je cherche ma mère. Elle a disparu, mais tu connais sa voix. Je… À quel endroit l’as-tu entendue ? Avais-tu conscience de ma présence lorsque tu as hurlé mon prénom ?

Anna se jugeait ridicule, néanmoins, elle fixa la créature avec intensité. Elle refusait de croire au hasard, de rentrer bredouille ; s’il avait vu Margaret, il était impératif qu’elle découvre où.

— Je t’en prie, réponds-moi.

Il la scruta de son air triste et clapit.

— Non. Pitié, non. Je ne vous importunerai plus. Je me tairais, je vous jure que je me tairais ! Laissez-moi partir, je vous en supplie… Ma fille a besoin de moi. Ma fille ! Je me tairais. Non. Anna… Anna. Anna !

Elle hurla et poussa l’animal. Tandis que les larmes inondaient ses joues, ses poings martelèrent le sol blanc. La détresse de sa mère était palpable, presque tangible. La peur jaillissait dans le moindre de ses mots.

Anna attrapa son crâne entre ses mains, tira sur ses cheveux. L’histoire racontée par Alice se rappelait à elle, agrémentée par les doutes qu’elle lui avait confiés. Un homme riche craignant pour sa réputation, une amante gênante et enceinte, le besoin de s’en débarrasser… Son cœur était prêt à imploser dans sa poitrine.

Elle tenta d’envisager une interprétation différente des propos du jackalope. Hélas, le ton de sa parente était clair : elle se savait fichue. Alice avait misé juste, elle ne reviendrait pas. Elle s’était fait des illusions, avait attendu son retour en vain.

Ses pleurs doublèrent d’intensité. Seule… Elle était et resterait seule. Personne ne viendrait la chercher. Personne ne l’aiderait à sortir de la rue. Elle était condamnée à mendier ou à implorer la pitié de Mrs Moore.

Seule…

Elle n’y arriverait pas. Pas en étant privée de son but. Écrasées par le chagrin, ses maigres forces l’abandonnaient déjà, une par une. Elle n’avait plus rien à quoi se raccrocher.

Seule…

Anna s’affaissa et perçut le contact glacé de la poudreuse sur son visage.

Le froid engourdit ses sens, il endormit son esprit.

Seule… Elle était seule.

Elle ferma les yeux.

Les battements de son palpitant ralentirent…

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