La poussière de rêves
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La poussière de rêves
© Rose P. Katell (tous droits réservés)
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Les heures s’écoulaient, la fin de l’après-midi n’était plus très loin. La craie blanche traça chiffres et symboles au tableau, puis s’en écarta. L’homme qui la tenait pivota afin de faire face à sa classe.
— Quelqu’un a la solution du problème ?
Plusieurs doigts se levèrent.
— Bien. Un volontaire pour aller l’écrire ?
Tous s’abaissèrent.
Mathieu déglutit derrière son banc, puis chercha à se rendre invisible. Il s’était attendu à la question et n’avait pas soulevé le bras la première fois ; à son plus grand malheur, M. Bastin adorait envoyer ses élèves devant la surface verte…
— Ne m’obligez pas à désigner l’un de vous au hasard, insista le professeur.
Peine perdue, personne ne souhaitait se sacrifier – lui moins que quiconque.
— Allons, ce n’est qu’une équation.
Mathieu se tassa sur lui-même. Soudain absorbé par le contenu de son classeur, il baissa les yeux et tenta de maîtriser son angoisse. La chaise à sa droite, vide de camarade, lui donnait l’impression d’être vulnérable, à la merci du regard de M. Bastin. Qu’elles soient réelles ou non, les œillades de ses pairs étudiants agressaient sa nuque, comme si tous désiraient qu’il soit choisi. Un frisson remonta le long de son échine et il pria pour ne pas être appelé. Il se jugeait incapable d’affronter leurs messes basses, de les entendre se moquer de lui tandis qu’il leur tournerait le dos.
La panique lui comprimait la poitrine, son étau impitoyable se refermait sur lui… Il s’obligea à se calmer. L’instant était mal choisi pour se laisser aller. Il s’était promis de ne plus autoriser quiconque à entrevoir ses peurs.
— Bon, reprit M. Bastin, puisque vous ne me donnez pas de meilleures alternatives, je nomme l’un d’entre vous. Lucie, au tableau.
Mathieu manqua en soupirer de bonheur. La chance semblait de son côté.
Sauvant l’élue de son sort, la sonnerie retentit. Dans une symphonie de mouvement, chacun rangea ses affaires. La journée de cours se terminait enfin.
— On se voit vendredi, souffla l’enseignant avec résignation. N’oubliez pas de résoudre vos dernières équations chez vous.
S’il n’affectionnait pas les devoirs outre mesure, l’adolescent fut néanmoins ravi à l’idée d’effectuer les calculs dans sa chambre, là où nul ne viendrait se pencher au-dessus de son épaule dans un silence angoissant. Ce genre d’attitudes l’oppressait et le déconcentrait. Il devenait aussitôt hanté par une unique envie : disparaître sous terre et être à l’abri du moindre regard !
Mathieu rangea son sac à dos avec lenteur. Se hâter signifiait se mêler à la cohue qui fonçait vers la sortie. Il préférait être au calme, instaurer de la distance entre les autres et lui.
Il sourit. Malgré l’abonnement que sa mère avait tenu à lui payer, il rentrerait à pied. Sans être un adepte de la marche, celle-ci lui était beaucoup plus agréable qu’un bus bondé – surtout qu’il croisait rarement un passant. Et lorsqu’il avait sujet à imaginer, les vingt minutes qui le séparaient de sa maison s’écoulaient à la vitesse des secondes. Ces moments de paix, il les chérissait, ravi de réussir à penser « ça va ». Ils lui devenaient aussi essentiels que l’heure de rêverie qu’il s’accordait avant de succomber au sommeil…
D’un pas tranquille, il vérifia que les couloirs se désertaient, puis se dirigea vers l’extérieur de l’école.
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La porte d’entrée accueillit Mathieu telle une amie. Il la franchit, puis la referma et s’y adossa. Les heures difficiles étaient désormais derrière lui. Durant une poignée d’heures, sa nervosité s’en irait et il ne songerait plus aux regards reçus ou à sa terreur à l’idée de commettre un impair. S’il le voulait, il pourrait même jouer sur le vieux synthétiseur de son père. Il ne possédait pas de talent particulier pour la musique, mais elle avait le mérite de le détendre et de l’amuser.
Il avança dans le vestibule et scruta l’heure sur la pendule. Seize heures quarante. Sa mère était déjà rentrée de la librairie où elle travaillait.
Sa voix s’éleva d’ailleurs en provenance du salon, couvrant le fin murmure de la télévision.
— Mathieu ? C’est toi ?
Il le lui confirma. Il se rendit ensuite dans la cuisine, où il se servit un verre d’eau avant de la rejoindre.
— Ta journée s’est bien passée ?
Il grimaça. Elle lui posait la question tous les jours, pourtant il espérait encore qu’elle oublierait. Mentir était si dur… Il s’y employa cependant une fois de plus, persuadé que ni sa mère ni son père n’était apte à comprendre son mal-être.
— Oui, oui.
Son ton manquait de conviction et elle releva le visage afin de le dévisager. Avait-elle deviné quelque chose ? S’était-il montré moins persuasif qu’à l’accoutumée ?
— Tu es sûr ? Je te trouve un peu pâle.
— Je suis juste fatigué.
— Mal dormi ?
Il secoua la tête.
— Tu ne sors pas assez, trancha son aînée. Tu ne prends pas l’air alors ce n’est pas de la bonne fatigue.
Las, Mathieu ne protesta pas. Il avait l’habitude d’entendre ce discours. Expliquer qu’il n’aimait pas quitter leur foyer s’avérait plus facile à dire qu’à faire… De quelle manière révéler qu’il se sentait jaugé dès qu’il rencontrait autrui ? Qu’il imaginait des dangers tapis dans l’ombre à tous les croisements de rues ? On le qualifierait de fou… À ses maigres tentatives pour se confier, ses parents s’étaient bornés à lui répéter qu’il s’agissait d’angoisses passagères dues à un stress quelconque. Mieux valait se taire.
— Avec un peu de veine, tu auras un meilleur sommeil cette nuit.
— Je l’espère, souffla-t-il.
Un nouveau mensonge : il ne doutait pas de dormir comme un bébé. Son repos était l’élément le plus positif de son existence. Il adorait s’y abandonner sans crainte.
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Le soir venu, Mathieu entra à peine dans sa chambre qu’il perçut la caresse de Morphée, douce et rassurante. Il se glissa entre ses couvertures puis éteignit sa lampe de chevet. Son crâne se posa sur l’oreiller. Un soupir d’aise lui échappa. Le jour s’achevait, il allait gagner le monde des illusions ainsi que son oubli bienfaiteur.
Il lui arrivait souvent de souhaiter dormir le reste de ses jours. Plus d’angoisses, plus d’ennuis. Rien que des rêves et un état de quiétude bienvenu…
Sans en avoir conscience, Mathieu ferma les paupières.
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Fin de semaine. Mathieu quitta l’établissement scolaire avec plus d’entrain qu’à l’ordinaire, les épaules soudainement légères. Enfin, le week-end était là ! Enfin, il se coucherait sans être parasité par l’idée qu’il lui faudrait se lever le lendemain afin d’affronter un énième calvaire !
Un sourire las orna ses lèvres pâles ; les derniers jours s’étaient révélés très éprouvants. Un travail de groupe avait été déclaré en français. Puis sa famille avait reçu des collègues de sa mère à dîner – Mathieu se demanderait toujours comment faisaient les gens pour réussir à être à l’aise en présence d’êtres qu’ils connaissaient peu ou prou ! Un exposé en cours de géographie l’avait ensuite contraint à se lever et à prendre la parole devant la classe entière…
Lorsqu’il y repensait, l’adolescent ignorait ce qui avait été le pire entre le premier et le dernier des événements. Être exclu de la discussion de son groupe imposé à cause de sa timidité ? Ou bien être forcé de contrôler son émotion au moment de lire les mots tracés sur sa feuille tandis que conversations et rires fusaient dans la salle de cours ? Il grimaça. Ses mains n’avaient pas cessé de trembler pendant sa prise de parole ! Il était certain que son trac avait été raillé.
Mathieu s’échina à remiser le souvenir au fond de sa mémoire. Il désirait éviter de méditer sur des éléments qui appartenaient au passé. L’épisode reviendrait probablement le hanter plus tard, mais pour l’heure, il était décidé à rentrer chez lui et à tout oublier le temps d’un week-end. Surtout qu’avec de la chance, ses parents n’auraient invité personne et sortiraient un soir ou l’autre. Il serait alors en mesure de se relaxer.
L’hypothèse le réconforta plus qu’il ne l’aurait envisagé. Non sans amertume, il songea qu’il n’aurait pas tenu une minute de plus au milieu de ses pairs, puis s’engagea dans les rues en direction de son domicile.
La marche détendit ses muscles. Il respira un grand coup, ses pas devinrent lents. Il profita de la balade et s’imprégna du semblant de calme qui se manifestait en lui. Il était en sécurité, à l’abri.
Les minutes s’écoulèrent dans un silence paisible. Pourtant, dès qu’il avisa le couple de jeunes assis sur le muret d’un jardin, Mathieu comprit que sa tranquillité était compromise… L’appréhension lui retourna l’estomac en une fraction de seconde.
Les gens de son âge le mettaient mal à l’aise. Il ne savait jamais quel comportement adopter. Fallait-il leur dire bonjour ou non ? Son sang se glaça. Combien de fois s’était-il jugé bête après avoir salué un inconnu sans recevoir de réponse ? Combien de fois s’était-il senti évalué du regard lorsqu’on lui rendait son bonjour ?
Anxieux, Mathieu dépassa les tourtereaux. Un rire siffla à ses oreilles. Il déglutit, envahi de frissons. Même avec des efforts, il n’arriva pas à se convaincre que les deux amoureux ne se gaussaient pas de lui… Leurs ricanements s’accrochèrent à lui, étouffants et sourds. Il accéléra sa cadence, obsédé par l’urgence de s’en éloigner.
Il atteignit sa maison. Essoufflé, il s’engouffra dans le hall d’entrée, puis se délesta de sa veste et de ses affaires. Son cœur battait la chamade. Il gagna le salon, se laissa tomber dans un fauteuil.
Sa respiration s’emballa. Dans un juron, Mathieu essaya de l’apaiser. Céder à la panique était vain. Il était chez lui, inatteignable. Une première larme perla au coin de son œil. Son incapacité à gérer ses peurs le désespérait !
Un bruit dans l’escalier lui arracha un hoquet effrayé. Il essuya ses pleurs, puis chercha à se reconstituer une expression neutre, en vain hélas. Son père remarqua son trouble dès qu’il posa les pieds dans le séjour.
— Mathieu ! Qu’y a-t-il ? Tu te sens mal ?
Il secoua la tête. Oh, qu’il regrettait son manque de discrétion !
— Un souci ? insista son aîné.
Sa voix était inquiète et Mathieu hésita. Livrer ses angoisses à sa mère n’avait abouti à rien, mais peut-être que lui serait plus compréhensif, qu’il saisirait son mal-être ? Le rire du couple et les chuchotements de ses camarades se rappelèrent à lui. Supporter ces pressions au quotidien était épouvantable !
— Je crois… qu’un truc ne va pas chez moi, avoua-t-il avec difficulté.
Comme lorsqu’il ne maîtrisait pas une situation, son père fronça les sourcils.
— Qu’entends-tu par là ?
La gorge nouée, il serra ses bras autour de son abdomen. Il était si dur de se livrer !
— Je… j’ai l’impression d’être différent, constamment dévisagé.
L’adulte se rapprocha de lui.
— Tu es juste un peu mal dans ta peau. C’est normal, à ton âge et…
— Non, l’interrompit-il. C’est… c’est tout le temps. Je ne parviens pas à me débarrasser de cette sensation, à accorder ma confiance. Je… je me méfie en permanence.
Mathieu baissa les yeux ; le regard de son paternel lui brûlait les entrailles.
— Je… Il est possible que j’aie besoin de voir quelqu’un, souffla-t-il encore dans un murmure.
Une boule se logea au creux de son ventre.
— Quelqu’un… tu parles d’un psychologue ?
Ignorant le ton étonné, il opina avec tristesse.
— Non. Non, ce n’est pas nécessaire. Hein, mon grand ? Tu n’es pas dans ton assiette, d’accord, mais ça va s’arranger. Tu n’es pas fou, tu n’es pas obligé de consulter un spécialiste. Ta mère et moi, on s’en serait rendu compte si tu allais mal « tout le temps », non ?
— Ils… Les psys ne soignent pas que les fous. Je… j’y réfléchis depuis un moment et… enfin, ce serait mieux, papa.
Mathieu devina la mine sombre de son père. Si l’homme était convaincu de bien agir et se montrait souvent conciliant, il n’appréciait pas pour autant qu’on lui donne tort – sur certains points, ses idées étaient très arrêtées.
— Je n’imagine pas un psychologue t’aider. La plupart d’entre eux sont des arnaqueurs. Tu ressortirais de chez eux plus mal dans ta peau que tu n’y étais entré ! Ils te trouveraient des problèmes que tu n’aurais pas soupçonnés avoir !
— Et… et si ça marchait ?
Nerveux, Mathieu entortilla ses doigts. Pourquoi avait-il fallu qu’il commence cette discussion ? Se taire aurait été préférable.
— Les gens ont tendance à te regarder de façon bizarre lorsqu’ils apprennent que tu consultes un spécialiste, le contredit son père. Vu ton ressenti actuel, t’y rendre empirerait ta situation.
Il soupira.
— Je suppose…
— Écoute, mon grand. Tu n’es ni différent ni étrange, il ne s’agit que d’une mauvaise passe. Elle s’en ira très vite, je te le garantis.
L’adolescent acquiesça par automatisme. La conversation ne menait nulle part.
— Maman a raison quand elle dit que tu ne sors pas assez. Tu devrais y songer, pour te changer les idées.
— Oui, accepta-t-il.
Il n’en ferait toutefois rien… Attristé, il coupa court à la conversion puis, ébranlé par les propos échangés, il monta dans sa chambre.
Seuls les fous allaient chez un psychologue…
Peut-être l’était-il, en effet.
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La sensation d’être dérangé ne le quitta plus de la journée, aussi Mathieu rejoignit-il son lit avec davantage de plaisir qu’à l’accoutumée. Il apposa sa tête sur l’oreiller, soupira et repoussa ses pensées parasites, avide de sombrer dans l’oubli.
Tout serait tellement simple s’il ne se réveillait pas
Lorsqu’il rêvait, ses craintes n’avaient plus lieu d’être. Lorsqu’il rêvait, il ne se considérait pas comme cinglé.
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Mathieu ouvrit les yeux. Sa chambre était noyée dans la pénombre, cependant l’éclairage public lui permit d’en distinguer les contours et meubles. Il se redressa sur son matelas ; il était si rare qu’il s’éveille au beau milieu de la nuit !
Groggy, il fouilla les méandres de son esprit, mais n’y dénicha pas la moindre trace d’un cauchemar. Le silence l’entourait, rien n’expliquait la brusque interruption dans son sommeil…
Agacé, il se recoucha en priant afin de se rendormir rapidement, puis sursauta. Une étrange et pâle lueur émanait de son placard !
Il se frotta les paupières. Hélas, elle ne disparut pas.
Le souffle court, il se figea de longues secondes avant de saisir… Il ne s’était pas réveillé, il dormait encore !
Sa respiration s’apaisa. Sans l’expliquer, Mathieu ne doutait pas de son hypothèse. Désormais, il avait même conscience de rêver.
Ses pupilles fixèrent à nouveau la faible lumière. Bien que bleutée, elle lui parut chaude et il s’en étonna. Sa présence était en outre incompréhensible : aucun objet derrière le battant clos n’était en mesure de la provoquer.
Il hésita à quitter son lit. Que se passerait-il s’il tentait de découvrir sa provenance ? Aurait-il une bonne ou mauvaise surprise ? L’incertitude l’empêchait de céder à la curiosité.
La poignée de la porte s’abaissa soudain avec lenteur. Effrayé, Mathieu déglutit – le scénario ressemblait à celui d’un film d’horreur.
Un grincement lui effleura les oreilles. Quoi qu’il se trouve dans son placard, ça s’apprêtait à en sortir…
La lueur s’intensifia. Une douce chaleur emplit ensuite la pièce. L’adolescent tira ses couettes jusqu’à son menton, puis se risqua à observer l’ouverture maintenant élargie à son maximum. Sa bouche s’arrondit… Un grand ovale bleu pareil à un tourbillon silencieux y virevoltait !
Perplexe, il contempla le phénomène durant un temps interminable. Quelle signification avait-il ? S’armant de courage, il rejeta ses couvertures… mais alors qu’il posait un pied au sol, une main jaillit de la forme mouvante !
Il hurla, se plaqua contre le mur. Bon sang, quel était le souci avec ce rêve !?
Un bras suivit le membre, et ce fut bientôt un corps entier qui émergea de l’anomalie. Mathieu crut halluciner : blond et élancé, vêtu d’un pyjama taillé tel un costume, un homme dans la vingtaine avançait vers lui d’un pas nonchalant.
— Bonjour, le salua l’inconnu.
D’instinct, il lui répondit d’un geste.
— Tu es Mathieu, je suppose ?
Il acquiesça.
— J’en étais sûr. Je ne me trompe jamais ! Bon, je reconnais qu’il m’est arrivé d’atterrir dans le mauvais placard, par le passé. Les portails sont pratiques, mais pas tout à fait fiables si tu veux mon avis.
L’affirmation le consterna.
— Qui… qui êtes-vous ? bafouilla-t-il.
— Ah ! J’ai omis de me présenter ! Il faut dire que mon véritable nom n’est pas connu, il te serait inutile.
Le ton de son interlocuteur n’était pas menaçant et Mathieu se détendit. Son instinct lui soufflait qu’il était inoffensif. Le sourire confiant dont il le gratifiait était aussi rassurant que ses grands iris amusés.
— Drôle de présentation, rétorqua-t-il.
— C’est vrai. Donc, comment te satisfaire ? Tes semblables et toi m’avez donné de nombreux surnoms. Hmm… Morphée et Marchand de sable te parleront probablement plus que les autres.
— Vous êtes… le marchand de sable !?
Mathieu réfréna un rire.
— Pardon, je… je ne m’y attendais pas.
Son visiteur nocturne s’assit à ses côtés, puis agita un index devant sa figure.
— Oh non, petit. Je t’interdis de prétendre que tu ne t’y attendais pas.
La stupéfaction le gagna.
— Pourquoi ? demanda-t-il.
— Mais parce que c’est toi qui m’as appelé.
— Je… Non ! Je…
Le ricanement de Morphée le rendit muet.
— Eh, ne fais pas cette tête, lui asséna l’être de légende face à son hébétement. La plupart réagissent comme toi, tu sais ?
— La plupart ?
— De ceux qui m’appellent.
Mathieu soupira.
— OK… Je suis en train de devenir fou.
— Pas du tout. Tu es aussi sain d’esprit que moi.
— Sauf votre respect, Mor… Je peux vous nommer Morphée ?
— Bien sûr.
Il eut en signe de remerciement.
— Sauf votre respect, Morphée, venant de quelqu’un qui entre par effraction en pyjama, ça ne me rassure pas.
— Vraiment ? C’est mon meilleur costume !
L’adolescent ne chercha pas à répliquer.
— Bref, enchaîna son interlocuteur, et si on discutait de ton appel ?
— Je ne vous ai pas appelé…, répéta-t-il.
— Ah bon ? N’as-tu pourtant pas souhaité ne plus te réveiller ?
Il écarquilla les yeux.
— Que… quoi ?
Mathieu pesta intérieurement, il avait l’air malin à bafouiller ainsi !
— Ah ah ! Tu m’as appelé, Mathieu, et je suis là pour vérifier que tu aspires à ce que ton vœu s’exauce. Alors, préférerais-tu dormir sans fin plutôt que t’éveiller chaque jour ?
— Pour… Pourquoi me le demandez-vous ?
— Réponds à ma question, s’il te plaît.
Malgré l’étrangeté de la situation, la mine chaleureuse du marchand de sable l’encourageait à se montrer sincère, d’autant plus qu’il ne s’agissait que d’un songe – personne ne lui reprocherait ses paroles.
Mathieu sonda son être. Aimerait-il ne plus s’éveiller ? Il se souvenait très bien l’avoir désiré, sa semaine avait été si mauvaise… Néanmoins, en dépit de leur problème de communication, il chérissait sa famille, et il imaginait parfois quel serait son futur lorsqu’il quitterait la maison.
Indécis, il réfléchit davantage. Le malaise qu’il éprouvait au contact des autres et son impression constante d’être critiqué ou moqué lui vinrent à l’esprit. Un poids lui tomba sur l’estomac. Depuis combien d’années supportait-il ces horribles émotions ? Et surtout, combien d’années les supporteraient-ils encore ? Plus le temps passait, moins il se jugeait de taille à les affronter…
Ses peurs le rongeaient, elles le tuaient à petit feu, lui donnaient envie de disparaître.
Il grimaça. Le constat ressemblait déjà à une réponse.
— Ça me plairait, oui, révéla-t-il enfin.
— Tu en es persuadé ?
Il opina :
— Ne plus vivre avec mes angoisses, ne plus être obligé de subir les regards, tout oublier… Comment ne pas être tenté ?
— Je suis en mesure de réaliser ton vœu, lui annonça Morphée avec gravité.
Les sourcils de Mathieu se froncèrent.
— De quelle façon ?
— Eh, je ne suis pas n’importe qui ! Je n’ai besoin que d’une chose.
— Laquelle ?
— Ton accord, petit. Qu’en dis-tu ? Je te plonge dans un sommeil éternel ? Un sommeil qui chassera tes craintes ? Un sommeil qui te bercera jusqu’à la fin de l’humanité ?
Les secondes s’écoulèrent, lourdes.
— Oui, déclara-t-il.
Accepter était la meilleure solution. Il n’était pas programmé pour cette existence et l’avait toujours pressenti.
Morphée lui sourit, puis plaça son poing fermé à hauteur de son visage. Il déplia ensuite ses doigts et souffla sur sa paume. Une poussière argentée s’en éleva, se déposa sur ses propres paupières…
L’engourdissement le saisit. Moins d’une minute plus tard, Mathieu sombra dans l’inconscience.
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Il battit des yeux. S’étirant avec paresse, il bâilla, puis sortit du lit, mais ses pieds frôlèrent à peine le parquet qu’il se figea, gagné par une drôle de sensation. La journée était particulière… Oui, il en mettrait sa main au feu. L’angoisse qui l’accompagnait d’ordinaire était endormie, voire absente…
Qu’est-ce qui avait changé ?
Surpris, Mathieu s’habilla avant de descendre manger son petit-déjeuner. La métamorphose en lui le stupéfiait. Pour la première fois de son existence, il se sentait bien, prêt à vivre, et le constat ne lui déplaisait pas.
Son cœur s’allégea. Sans se l’expliquer, il fut soudain convaincu que tout serait simple, désormais…
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Les lèvres de Morphée s’étirèrent.
Installé dans son lit, le nouveau venu parmi ses rêveurs perpétuels avait l’air d’être en plein songe, qu’il devinait serein. Une joie intense s’empara de lui. Après ces années à lutter en vain contre ses peurs, Mathieu méritait un doux repos !
Il observa son environnement avec tendresse. Le dortoir était l’endroit de son domaine qu’il préférait le plus. Sa pénombre, sa chaleur… tout y était une invitation au calme. Même l’immense sablier qui s’élevait jusqu’au plafond et les machines placées à côté de chaque couche n’entachaient pas l’impression de réconfort qui s’en dégageait.
Avec des gestes précis, Morphée brancha un récolteur sur la tête de l’adolescent en veillant à ce que le tuyau central soit correctement connecté – une erreur et rien ne parvenait jusqu’au sablier ! La satisfaction l’envahit ; plus rien ne différenciait dorénavant Mathieu des autres dormeurs. Un peu de poussière de rêves s’écoulait déjà le long du tube. Voilà qui aiderait les plus insomniaques des humains à qui il rendait visite !
Morphée adorait ses protégés, eux seuls lui offraient de quoi organiser le sommeil des Hommes. Il se redressa, puis borda le corps endormi de Mathieu.
— Dors, petit.
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